La révolte du pronétariat : 10 ans après |
Article de Sylvie Constant dans le cadre du cours Nouveaux Médias à l’Université d’Ottawa, session automne 2015 - 17 novembre 2015
L’auteur
Joël de Rosnay a eu une vie bien remplie d’expériences, d’études et de succès. Non seulement a-t-il représenté la France à 2 reprises pour des championnats du monde en surf [1], mais il s’est aussi démarqué par l’obtention d’un doctorat ès sciences en chimie organique et en prébiotique (qui est « l’aspect scientifique des origines de la vie [2] »), en plus d’être professeur et chercheur à la Massachusetts Institute of Technology (MIT)[3]. Fondateur du site AgoraVox en 2005 et plusieurs autres, Rosnay écrit par la suite La révolte du Pronétariat en 2006 avec la collaboration de Carlo Revelli. Le terme pronétariat de Rosnay se veut un jeu de mot avec le prolétariat et le Net. Il désigne « une nouvelle classe d’usagers des réseaux numériques capables de produire, diffuser, vendre des contenus numériques non propriétaires en s’appuyant sur les principes de la « nouvelle nouvelle économie »[4]» Dans son livre, il explique qu’avec la venue d’Internet et du Web, le pouvoir se voit transféré à ses utilisateurs, et qu’une nouvelle démocratie est en marche. L’œuvre de Rosnay cherche à « proposer [des] analyses et approches pratiques face à un développement totalement nouveau et en brutale accélération[5]» Son but était d’identifier le potentiel et non pas de peindre un « panorama négatif de l’évolution technologique et d’Internet [6]».
Résumé
LES INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES
À travers son livre, Rosnay mentionne l’innovation technologique que représente l’Internet et ce qui s’y trouve. Il rappelle d’où nous viennent l’initiative et l’origine, soit de la Défense américaine (p.36). L’innovation a éventuellement été diffusée au monde entier dans les années 90. Un des aspects révolutionnaires du nouveau médium est qu’il incluait à la fois du texte, du son et de l’image (p. 41). Les sites web sont apparus par la suite, puis les blogues, les podcasts, les vlogs, l’arrivée du WIFI qui permettait d’avoir accès à Internet sans fil (p. 61), etc. L’apparition des services a suivi de prêt, notamment les moteurs de recherche tels que Yahoo, MSN et Google. Skype permettait de « téléphoner n’importe où dans le monde […] à prix réduits » (p. 73). eBay et Amazon quant à eux permettaient d’acheter de la marchandise physique en ligne et de se la faire livrer (p 75). Même la publicité a fini par se retrouver sur Internet. Il y eut ensuite le développement de certains réseaux sociaux où les internautes pouvaient partager leur vie par écrit ou par photo: MySpace.com, PostSecret, Flickr.com … (p. 183-184) À l’aide de tel réseaux, les utilisateurs d’Internet sont devenus de plus en plus connectés. Ce changement de relation représente la vocation d’Internet: « connecter des personnes à d’autres personnes au même moment pour des activités partagées. » (p. 50)
LE JOURNALISME CITOYEN ET L’IMPORTANCE DE LA CURATION
Rosnay explique qu’avec la venue d’Internet, une nouvelle forme de journalisme a pris place : le journalisme citoyen. En Europe ainsi qu’en Asie, certains sites Internet y sont même dédiés. (p. 67) Ces nouveaux reporters « peuvent être témoins d’évènements, ou recueillir des informations, des renseignements difficilement accessibles pour les structures journalistiques traditionnelles. » (p. 117) Avoir les internautes comme journalistes permet d’avoir des reporters à chaque coin de rue, ce qui est impensable pour une agence de presse (p. 119). Par contre, n’ayant pas la méthodologie des journalistes, les citoyens peuvent produire de la « mésinformation » et ils ne sont pas à l’abri de la désinformation (p. 117). Avec la venue d’Internet, l’infopollution et la surinformation ont fait leur apparition. Avec les données constamment renouvelées, il est difficile d’y faire un tri. Par contre, celui-ci est très important. Il faut extraire d’Internet ce qui est pertinent et significatif (p. 103). Il faut être prudent face à l’information qui nous est communiquée et savoir veiller et vérifier les informations reçues (p 106-107). Une précaution peut être de croiser différentes sources afin de voir si l’information communiquée est cohérente (p. 163). Rosnay va même jusqu’à dire que « le véritable pouvoir réside dans la faculté de rechercher, localiser, trier, filtrer, recomposer, analyser, communiquer ou diffuser l’information utile et pertinente. » (p. 121) En d’autres mots : il faut faire une curation des données.
DE RÉCEPTEURS À ÉMETTEURS
Un des thèmes souvent mentionnés dans le livre de Rosnay est le changement de rôle. Dès son introduction, Rosnay explique que ceux appelés jusqu’à présent récepteurs sont maintenant en mesure de prendre part « aux processus planétaires de création et de distribution d’information. » (p. 11) C’est l’apparition du P2P, peer to peer, où les utilisateurs créent de l’information et la partagent avec d’autres. La communication se passe alors de bas en haut, et ce sont maintenant les utilisateurs qui adaptent les outils présents sur Internet à leurs besoins (p. 32). Les pronétaires sont libres, échangent ce qu’ils veulent, contribuent à leur goût, sans être soumis à une autorité quelconque (p. 33). La venue de différents outils a permis aux récepteurs d’émettre à leur tour, en produisant de la musique et des films, faisant ainsi compétition au monde professionnel (p. 60). Plusieurs innovations sont venues suite aux désirs des adolescents : le courrier électronique, le SMS, le chat, etc. « Ils ont été promus par les utilisateurs eux-mêmes. » (p. 71) Ces nouvelles applications étaient révolutionnaires et leur permettaient une plus grande liberté. L’abondance d’Internet a permet d’équilibrer le pouvoir. La rareté n’étant plus, les pronétaires n’étaient plus sous la dépendance des grandes industries. Avec le Web 2.0, ceux-ci se sont appropriés l’information ainsi qu’Internet (p. 183). En effet, les programmeurs d’Internet sont les utilisateurs (p. 206). Ils contribuent en fournissant des données et en créant du contenu. Rosnay pousse la réflexion et dit même qu’en « s’unissant avec cohérence et intelligence [les utilisateurs] pourraient créer un contre-pouvoir ou une « intelligence collective ». » (p. 199) « L’utilisation efficace d’Internet passe par son feed-back global, par sa réactivité. » (p. 202) Le pouvoir est entre les mains des internautes, ils doivent simplement le saisir.
Commentaire
L’ouvrage de Rosnay est très instructif et intéressant, surtout 9 ans plus tard. Il arrivait que lors de la lecture, certains sites web et éléments m’étaient complètement inconnus. Il est fascinant de voir comment la technologie a évolué en 9 ans, et comment certains sites ou moteurs de recherche ont complètement disparu. Yahoo n’est presque plus utilisé, surpassé par Google depuis quelques années, MySpace n’est plus d’actualité, et Facebook qui n’est mentionné qu’un seule fois dans le livre est le site qui est en tête du palmarès des réseaux sociaux, avec plus d’un milliard et demi d’utilisateurs[7]. Bien qu’il dépeigne les média sociaux sous un bel angle (comme mentionné dans la conclusion de son livre, c’était le but quand même), ma perspective de ceux-ci est malheureusement teintée de négativité, d’après la réalité vécue.
CHANGEMENT DE RÔLE
Rosnay parle beaucoup dans son livre de comment les récepteurs sont passés du côté des émetteurs, avec une communication basée sur le feed-back. Ce modèle de communication est très différent de celui développé par Shannon (professeur au MIT pendant 20 ans) et Weaver. En effet, sur Internet et les média sociaux, nous sommes loin d’une communication directe, et sans retour. En lisant le livre de Rosnay, j’ai beaucoup pensé à la nouvelle place du récepteur. [8]
Internet est en quelque sorte l’explosion des communications. Effectivement, tous peuvent écrire, contribuer à la vie sociale, mais tous ne savent pas comment le faire ni quoi dire. Malheureusement, les média sociaux affichent beaucoup de préjugés, stéréotypes et jugements. Les insultes, les intolérances et le racisme font partie intégrante de ces réseaux. Bien que plusieurs se battent pour les faire disparaître, ils restent présents.
INTERNET AMÈNE UNE SOLIDARITÉ *HYPOCRITE* MONDIALE
Rosnay mentionne dans son livre qu’une des beautés d’Internet est l’avènement d’une solidarité mondiale (p. 143). Un exemple récent est certainement celui vécu dans les derniers jours. En lisant le livre, plusieurs éléments m’ont fait penser à la tragédie vécue le 13 novembre en soirée. Suite aux attentats survenus à Paris, Facebook a mis en place une application permettant de changer la photo de profil de ses utilisateurs avec un filtre de couleur bleu, blanc et rouge, couleurs du drapeau français. Cette initiative voulait « soutenir les victimes et les familles du massacre survenu vendredi soir dans la Ville Lumière. [9]» Youtube a même changé son logo quelques jours pour soutenir la France[10].
Plusieurs monuments internationaux illuminés aux couleurs de la France, ont circulé sur les médias sociaux. Cette solidarité était belle, mais quelque peu hypocrite. En octobre, la Turquie a été « frappée par l’attentat terroriste le plus meurtrier de son histoire[11]» : 97 morts, 48 blessés aux soins intensifs. Où était le drapeau de la Turquie? Le 12 novembre, un double attentat-suicide a fait 43 morts au Liban[12]. Où était le drapeau du Liban? Les média sociaux sélectionnent ceux pour qui la population mondiale sera solidaire, et j’en suis déçue. Bien que le désastre aille été terrible, une vie française ne vaut pas plus qu’une vie libanaise ou turque.
En conclusion
Rosnay écrit vers la fin de son livre que si les citoyens s’unissaient, ils pourraient créer un contre-pouvoir fondé sur l’intelligence collective et les média de masse. Le potentiel est réellement incroyable. Malheureusement, les média de masses (sociaux) sont souvent mal utilisés, et des utilisateurs mal informés finissent par se suivre sans questionnement comme un troupeau de moutons. Oui, il y a eu de grandes choses faites à travers les média sociaux (je pense au printemps Arabe), mais ceux-ci ne sont pas exploités à la hauteur de leur potentiel. Voilà pourquoi j’ai intitulé mon article « La (presque) révolte du pronétariat! ». Un jour, peut-être y aura-t-il une pleine révolte
Références :
[1] Wikipédia, « Joël de Rosnay », https://fr.wikipedia.org/wiki/Jo%C3%ABl_de_Rosnay, réf. 16 novembre 2015
[2]Wikipédia, « Origine de la vie », https://fr.wikipedia.org/wiki/Origine_de_la_vie, réf. 16 novembre 2015
[3] Joël de Rosnay, « Biographie de Joël de Rosnay, http://www.carrefour-du-futur.com/biographie/, réf. 16 novembre 2015
[4 Joël de Rosnay, La révolte du pronétariat, des mass média aux média de masses, Fayard, 2015, p. 12
[5] Joël de Rosnay, Op. Cit., p. 211
[6] Ibid
[7] Sophie Estienne, « Facebook ateint 1,55 milliard d’utilisateurs », http://techno.lapresse.ca/nouvelles/internet/201511/04/01-4917320-facebook-atteint-155-milliard-dutilisateurs.php, réf. 16 novembre
[8] L’image provient du cours CMN 1548, donné en automne 2014 avec Geneviève Boivin et représente le modèle de communication de Shannon et Weaver.
[9] Marlie Beaudin, « Voici comment changer votre photo de profil Facebook aux couleurs de la France », http://www.journaldemontreal.com/2015/11/14/voici-comment-changer-votre-photo-du-profil-facebook-aux-couleurs-de-la-france, réf. 16 novembre 2015
[10] http://images.indianexpress.com/2015/11/parisyoutube_big.jpg
[11] Radio-Canada, « Article du 10 octobre 2015 – La Turquie frappée par l’attentat terroriste le plus meurtrier de son histoire », http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/International/2015/10/10/001-attentat-terroriste-ankara-turquie-morts.shtml, réf. 16 novembre 2015
[12] Benjamin Barthe, « Le Liban rattrapé par la guerre en Syrie », http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/11/13/en-difficulte-l-ei-frappe-le-hezbollah-a-beyrouth_4808875_3218.html, réf. 16 novembre 2015
novembre 20, 2015 dans Révoltes pronétaires, Témoignages pronétaires | Permalink | Commentaires (0)
Les élites débordées par le numérique |
Article de Laure Belot publié par Le Monde -26 décembre 2013
Septembre 2013. Un bijoutier niçois tue son agresseur et reçoit, en cinq jours, plus d’un million de soutiens sur Facebook. Massif, ce mouvement numérique a laissé l’appareil d’Etat « comme une poule avec un couteau », avoue aujourd’hui un membre d’un cabinet ministériel. « Devant ces nouveaux usages en ligne, ajoute-t-il, nous avons du mal à formuler des réponses.
Qu’il y ait eu ou non manipulation des chiffres, cette mobilisation hors norme est intéressante, quand on sait qu’un rassemblement en soutien au bijoutier, organisé à Nice le 16 septembre, n’a pas réuni plus de 1 000 personnes. « On a toujours relié manifestation physique et soutien affectif, observe le PDG d’Ipsos, Jean-Marc Lech. Or le numérique entraîne une révolution de l’appréhension sociologique. » Surtout, ce mouvement sociétal d’un nouveau type révèle que, dans leur grande majorité, les élites tombent de l’armoire numérique et ne soupçonnent pas la lame de fond sociétale qui se forme. L’« homo numericus » avance à toute vitesse. Bien plus vite que les gouvernants, institutions et intellectuels, souvent dépassés.
MOYEN D’EXPRESSION ET DE MANIPULATION
En quinze ans, les classes dirigeantes ont compris qu’Internet a révolutionné la communication : la multiplication des tuyaux permet une diffusion rapide et mondiale de contenus plus ou moins fiables, d’idées mesurées ou radicales. Moyen d’expression et de manipulation, le Web entraîne de nouveaux risques d’atteinte à l’image. D’où, quel que soit l’endroit de la planète, l’apparition de « tweetomanies » (usage compulsif de Twitter) et autres « facebookeries » (création à la chaîne de pages Facebook à visées publicitaires) de certains leaders, partis politiques, entreprises voulant paraître de leur temps.
SYNDICATS ET LOBBYS COURT-CIRCUITÉS
Résultat : leurs déconvenues sont protéiformes. Aux Etats-Unis, « l’affaire Edward Snowden [l’analyste de la CIA qui a divulgué des documents top secret de la NSA] peut être vue comme une belle illustration de la déconnexion des élites », commente le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. « Ces informations confidentielles ont été données à des centaines de destinataires, dont les supérieurs hiérarchiques n’ont pas imaginé une seconde que l’un d’entre eux pourrait avoir envie de les partager. L’Amérique de la Silicon Valley, en pointe, ne doit pas cacher celle de Washington, déconnectée, où beaucoup ont du mal à appréhender le “big data” [récolte massive de données numériques] et le partage numérique. Ils y sont même hostiles. »
En France, c’est à leur propre court-circuitage, par le biais de YouTube, Twitter ou Facebook, que syndicats et lobbys traditionnels ont assisté en 2013. La Fédération nationale d’équitation, au bord de la route numérique, a découvert sur Facebook la croisade des éleveurs équins contre l’« équi-taxe ». Même surprise du patronat concernant les colères fiscales des « tondus », « poussins » et « abeilles », inspirées de celle des « pigeons », en novembre 2012, mouvement rejoint tardivement par un Medef dépassé. « C’est le bas qui pousse, estime Jean-Marc Lech. Cette société de liberté déborde toutes les élites, sans aucune culpabilité. »
LES CITOYENS RÉINVENTENT LA SOCIÉTÉ À LEUR ÉCHELLE
Massivement, et mondialement, l’outil Internet engendre de nouvelles pratiques économiques et sociétales. Les internautes tissent des liens horizontaux, achètent et vendent sur Leboncoin.fr, pratiquent le covoiturage grâce à BlaBlaCar, conduisent la voiture de leur voisin au moyen de Ouicar.fr, s’entraident sur Craigslist.org, se logent sur Airbnb.com… « On pourrait dire que ces usagers court-circuitent les intermédiaires, mais ce terme signifierait qu’ils y mettent une volonté politique. Or ces pratiques ne sont pas clivantes au sens droite-gauche. Issus de tous bords, les citoyens s’emparent d’Internet pour agir différemment et réinventent la société à leur échelle. Sans même le chercher, ils questionnent l’organisation pyramidale gouvernée par les “sachants” », explique Antonin Léonard, cofondateur de la communauté OuiShare. Cette société civique qui s’auto-organise a déjà ses têtes de pont, prêtes à jouer dans la cour mondiale des grands : OuiShare, catalyseur des pratiques collaboratives, a des relais à Rome et Berlin ; le réseau Sandbox fédère, de San Francisco à Pékin, un millier d’entrepreneurs de moins de 30 ans qui réseautent et s’entraident ; du Brésil aux Philippines, Plus Social Good rassemble ceux qui « cherchent des solutions collaboratives aux problèmes sociaux », explique le polytechnicien Ismaël Le Mouël, fondateur de Helloasso.com, qui a déjà récolté 4 millions d’euros pour 2 000 associations.
LES BANQUES : INTERMÉDIAIRES INÉVITABLES
Sans centre, sans frontières, ces pratiques déstabilisent. Et pour cause : « Dans l’histoire, ce sont les puissants qui se sont organisés en réseaux larges, pas vraiment le socle de la société », explique l’historienne Marjolaine Boutet. Ainsi de l’essor mondial du financement participatif ou crowdfunding. « La récente étude de la Banque mondiale, évaluant le marché à 10 milliards de dollars [7,3 milliards d’euros] en 2025, a été un électrochoc pour le milieu bancaire français », note Vincent Ricordeau, fondateur du site Kisskissbankbank.com, qui aide à financer clips, films, musique… « Nous sommes désormais approchés par des groupes financiers, mais leurs réactions oscillent entre tentatives de récupération ou d’intimidation. La créativité culturelle est aux mains d’un très petit nombre de gens, les élites. Le monde ne pourra changer que si chacun peut avoir accès à sa propre créativité. » Toujours dans le domaine financier, l’ex-banquier d’affaires de BNP Paribas Charles Egly a créé avec son camarade de HEC Geoffroy Guigou la banque de particuliers à particuliers Prêt d’union… pour donner du sens à son travail. « J’avais un poste très intéressant intellectuellement, mais aride humainement », résume-t-il. Son site vient de recevoir un soutien financier de taille. Non du secteur financier classique : « On m’y a expliqué que les banques étaient des intermédiaires inévitables depuis cent cinquante ans et qu’il n’y avait pas de raison que cela change » , mais du norvégien Schibsted, maison mère du Boncoin.fr, qui vient de miser plusieurs millions d’euros.
« Nous assistons à une bataille mondiale entre les élites 1.0, prises à rebours par la base et ses idées, et les élites 2.0, qui se positionnent sur cette nouvelle économie et remettent en cause les vieux modèles », estime Jean-Michel Billaut, pionnier de l’Internet en France élu personnalité de l’année par l’Association pour le commerce et les services en ligne. Signe d’une (tardive) prise de conscience ? Pour remettre à niveau ses têtes pensantes, BNP Paribas démarre un « coaching digital international » pour les « G100 » (ses 100 premiers dirigeants) intitulé « Diffusion des usages digitaux ».
PROBLÈME GÉNÉRATIONNEL VIOLENT
La rapidité des changements numériques a laissé nombre de dirigeants et penseurs sur la touche. « Une partie de notre travail est de rappeler des évidences à des clients qui ne vivent pas avec ceux auxquels ils s’adressent. Les consommateurs sont ultraconnectés. Alors qu’en face, ces élites voient Leboncoin.fr comme un épiphénomène et sont dubitatives sur l’essor du crowdfunding », explique Dominique Lévy-Saragossi, directrice générale d’Ipsos France. « C’est un problème générationnel violent. La philosophie de certains nouveaux comportements, comme le partage de l’information ou l’échange, est pour eux contre-intuitive. » Cette quadragénaire particulièrement connectée reconnaît qu’elle-même doit s’adapter sans cesse : « Je me doute que certains phénomènes sont importants, mais cela me demande un véritable effort pour le concevoir. » Agé de 70 ans, Joseph Stiglitz admet être, lui aussi, parfois dépassé. « Nous ne pouvons pas changer notre âge. Sur ces sujets, il faut parler aux plus jeunes pour comprendre », analyse l’économiste, qui confie avoir été initié au site de locations entre particuliers Airbnb.com par son neveu. « Nous faisons face à un mouvement très rapide et mondial, poursuit M. Stiglitz. La question est de savoir quel va être son impact réel et ce que nous devons faire. » Une problématique d’autant plus compliquée à appréhender que les percées de ces usages sont fulgurantes à certains endroits de la planète, mais pas à d’autres. « Nous ne sommes pas à la veille du grand soir. Il ne va pas y avoir de substitution d’un modèle à un autre », explique Louis-David Benyayer, docteur en stratégie et fondateur d’un groupe de réflexion prospectif ouvert, Withoutmodel.com, rassemblant chercheurs, entrepreneurs… «
Des voitures vont continuer à se vendre et, en même temps, des systèmes de transports collaboratifs vont émerger ailleurs. Les réalités vont se juxtaposer. » Résultat, les élites voient flou. Soit elles n’ont pas les bonnes jumelles, soit elles ne les placent pas au bon endroit. Des Roms à la burqa, « le débat public est phagocyté par de faux problèmes », estime Dominique Lévy-Saragossi. Comme si ces débats pseudo-nationaux permettaient aux élites de garder la main et d’éviter d’affronter les vrais sujets, notamment cette mutation sociétale. « L’agrégation de minorités fabrique une réalité fragmentée qui n’est plus lisible par la recherche de faits majoritaires. La notion de moyenne n’a plus de sens. Ce qui pose problème à une élite française cartésienne. »
ÉLITE PARISIENNE UNIDIMENSIONNELLE
De fait, le problème n’est pas seulement générationnel, mais bel et bien français. Ce qui faisait écrire à l’éditorialiste britannique Simon Kuper, le 10 mai, dans le Financial Times : « Les élites françaises n’ont pas été entraînées à réussir dans le monde, mais dans le centre de Paris. » Le constitutionnaliste Dominique Rousseau avance une explication : « Le problème en France n’est pas tant la déconnexion des élites que la nature même de l’élite, recroquevillée sur les énarques, que l’on retrouve partout, dans les banques, les assurances, les grands groupes, les cabinets d’avocats, les cabinets ministériels, à l’Elysée, à la direction des partis politiques… Cette élite parisienne unidimensionnelle, qui manque de diversité, manque aussi de capteurs pour saisir la société. Autant l’“énarchie” a été très utile pour construire la nation, autant actuellement, compte tenu de cette révolution numérique, elle devient un obstacle. » Pour ce membre du prestigieux Institut universitaire de France, on assiste à un double mouvement. Face à ce nouveau monde, cette élite réagit classiquement : « Elle a été formée à l’idée que la volonté générale ne peut être produite que par elle et non par la société, où il y a trop d’intérêts et de passion. C’est une culture de méfiance des risques de fauteurs de trouble, poursuit-il. Mais la déconnexion n’est pas à sens unique. En bas, la société fonctionne sur elle-même, en réseau. Elle pense, communique sans les élites, invente ses propres règles et se moque de les faire passer par le haut. Le peuple se déconnecte aussi. » Un double mouvement exacerbé par l’attitude des « élites intermédiaires », poursuit-il. Autrement dit les intellectuels, les médias, les universitaires qui ont l’oreille des puissants. « La grande majorité d’entre eux ne jouent pas leur rôle de passeur pour raconter ce qui arrive. Ces intermédiaires rêvent d’appartenir à l’élite principale et cherchent donc à lui plaire. Ils adoptent les codes et les sujets de prédilection de celle-ci. Bien sûr, il existe des penseurs connectés, mais même s’ils ont du succès, notamment par des livres, ils n’ont pas de capacité d’influence. » Une vision que reprend Jean-Michel Billaut, auteur de l’ouvrage Quand la Fr@nce se réveillera, dont certaines parties sont accessibles en ligne (http://billaut.typepad.com) : « Depuis la révolution agricole, il y a dix mille ans, nous sommes organisés de manière pyramidale. Nous avons eu les rois, puis les bourgeois après la révolution industrielle, puis les grandes écoles depuis la seconde guerre mondiale. Nous sommes dans une fabrique d’élite intergénérationnelle qui pousse ses dauphins pour pérenniser le passé et le pouvoir. Je viens d’interviewer 2 500 créateurs de start-up. La France 2.0 est très réveillée. Elle a un fonctionnement horizontal. Il n’y a que les élites qui ne le voient pas. »
APPRENDRE À DIFFUSER LES INFORMATIONS, LÂCHER PRISE, COLLABORER, CO-CRÉER
Cette déconnexion, en pleine période de crise, a de véritables conséquences économiques. « Le système financier français ne prend plus aucun risque », explique Marie Ekeland, associée du fonds Elaia-Partner, qui a aidé à financer le français Criteo, champion de l’indexation publicitaire en ligne valorisé près de 2 milliards de dollars lors de son introduction à la Bourse de Wall Street, en octobre.
Une belle pousse qui cache une forêt plus sombre : « Les Français épargnent, mais nous trouvons difficilement de l’argent à investir. Dans le numérique, nous sommes obligés de financer des entreprises qui, au départ, ne génèrent pas de chiffre d’affaires. Les critères d’évaluation ont changé, et le secteur financier peine à comprendre. Les décisions d’investissement se font toujours sur le passé et à court terme. Au bout du compte, les PME françaises se financent à 92 % par de la dette, alors que ce ratio n’est que de 50 % au Royaume-Uni et de 20 % aux Etats-Unis. Dans les autres pays, les investisseurs leur font confiance. Sommes-nous réellement prêts à voir naître de nouveaux champions ? L’âge moyen des entreprises composant le CAC 40 est de 101 ans. »
Peut-on changer les choses ? Dominique Boullier, professeur de sociologie à Sciences Po, s’est attelé à cette tâche. Sa mission ? « Ne pas reproduire les mêmes élites », avance-t-il tout de go. Directeur exécutif du programme d’innovation pédagogique Forcast, il teste déjà avec ses élèves de nouvelles méthodes. « Le numérique n’a été abordé qu’en termes de média et de notoriété. On n’a rien compris de la culture qui est en train de transformer la façon de travailler, de se lier. La désintermédiation remet en cause les rentes de situation, qui sont vues comme des abus, explique-t-il. Il faut apprendre à diffuser les informations, lâcher prise, collaborer, co-créer. Cela produit un nouveau type de richesse, mais c’est une rupture culturelle : il faut faire confiance à la masse, prendre le risque d’ouvrir les vannes. Le droit de propriété est remis en cause, le principe même de l’autorité remis en question. Tout cela est déstabilisant pour le corps professoral. C’est souvent parce que l’on pense avoir une autorité que l’on n’écoute plus. Il s’agit d’un véritable défi de formation.
LE VIEUX, LA CRISE, PUIS LE NEUF
« La technologie a toujours été un élément perturbateur, insiste, de son côté, Dominique Rousseau. L’imprimerie a permis a des gens qui n’étaient pas connectés de le devenir. Au numérique de jouer son rôle. Dans l’histoire, les séquences sont toujours les mêmes : le vieux, la crise, puis le neuf. Le moment est dangereux et passionnant. » Adrienne Alix, qui fut historienne, spécialiste du XVIIIe siècle, avant de travailler à Wikimédia, abonde dans ce sens : « Le climat me fait penser à la période précédant la Révolution française, quand se sont développés des livres clandestins, une façon de court-circuiter le monde de l’édition aux mains des élites. Elles considéraient ces écrits comme de la pornographie. Mais de ces auteurs sont sortis certains tribuns de la Révolution. »
Dominique Rousseau perçoit un changement de cycle. « La démocratie ne peut vivre sans élite. Elle est constituée d’un ensemble de personnages qui ont sur la société un savoir, une connaissance, une compétence. » Mais qui constituera l’élite de demain ? « A la différence du XVIIIe siècle, où Voltaire et Rousseau – fait prisonnier pour l’un, conspué par le système pour l’autre – étaient très connectés et ont produit des thèses qui ont eu un écho dans la société, les livres équivalents sur l’époque actuelle ne sont pas encore sortis. Cela va sûrement passer par les réseaux sociaux, qui vont produire ce qui est invisible aux yeux des élites. De là surgiront les intellectuels qui vont donner des mots au monde qui vient. »
mars 6, 2014 dans Révoltes pronétaires | Permalink | Commentaires (0)
Ré-inventer le Monde. "Michel Serres : Ce n'est pas une crise, c'est un changement de monde" |
INTERVIEW - Michel Serres, philosophe, historien des sciences et homme de lettres français, décrypte le monde de demain pour le JDD.
Selon Joël de Rosnay : "Michel Serres a mieux compris que de nombreux politiques, sociologues ou même scientifiques, les grands changements du monde et la montée de la NetGen, la génération Internet. On retrouvera dans son interview de fin d'année qui est un modèle d'espérance et de foi en l'homme, des idées très proches de celles que je m'efforce de communiquer à mes lecteurs depuis quelque décennies".
janvier 3, 2013 dans Révoltes pronétaires | Permalink | Commentaires (0) | TrackBack
Pronétaires de tous les pays, unissez-vous... contre les abus des hot-lines ! |
Par Carlo Revelli
Nous disposons désormais d’un nouveau moyen pour faire face aux abus
des hotlines: Internet et les vidéos blogs. Cet article explique,
exemple personnel à l’appui, comment chacun d’entre nous peut agir
individuellement pour essayer de faire changer les choses en s’armant
d’une simple caméra, d’un peu d’ironie, et de beaucoup de patience...
Je suis sûr qu’un jour ou l’autre, vous avez déjà été «victime» d’un service clients (hotline) peu scrupuleux qui vous a gardé des dizaines de minutes au téléphone pour ne pas résoudre votre problème, et parfois en vous menant allégrement en bateau... La plupart des litiges sont occasionnés quand on a le malheur de devoir contacter le service clients d’un fournisseur d’accès à Internet, d’un cablo-opérateur ou d’un opérateur de téléphonie mobile...
Le problème des abus des hotlines payantes est un scandale qui a été dénoncé à maintes reprises par plusieurs associations de consommateurs, en particulier Que Choisir, ainsi que par de nombreux médias, tel le Journal du Net.
Depuis que j’ai lancé AgoraVox, parmi les articles qui m’ont le plus marqué, il y a sans aucun doute celui d’Alain Lambert, sénateur et ancien ministre du budget, qui relate ses mésaventures avec l’opérateur du câble Noos. J’ai été frappé par la démarché d’un sénateur qui, pour une fois, essaye de se mettre dans la peau d’un consommateur quelconque et essuie ainsi les plâtres cruellement... Force est de constater que même sa démarche, très originale et inédite, n’a pas rencontré le succès qu’il en espérait... D’ailleurs, il vient de résilier son abonnement, faute d’avoir réussi à régler son problème.
Après son article, j’ai pas mal échangé par e-mail avec Alain Lambert, qui m’a déclaré que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ne voyait pas comment éviter une réglementation tant les opérateurs sont incorrigibles. Une phrase m’a beaucoup frappé: «Vous trouverez difficilement plus libéral que moi au plan économique, et pour que j’en arrive à penser à légiférer pour contenir leurs excès, c’est qu’il n’y a plus d’espoir. Le DGCCRF me le confirme régulièrement par mail. Il les voit chaque semaine, ils mentent, ne tiennent aucun de leurs engagements. Ce sont des marchands de soupe. Des bandits qui abusent de leur position».
Malgré mon inexpérience totale dans le domaine, je me suis donc amusé d’abord à enregistrer et ensuite à filmer d’interminables appels avec la hotline de Noos, juste pour montrer à quel point, de temps en temps, on nous raconte n’importe quoi, uniquement dans le but de nous faire attendre en ligne au lieu de résoudre nos problèmes. Et parfois même en mentant de manière flagrante, en disant l’inverse de ce qui est marqué sur le site Web de l’opérateur (lequel, hélas pour eux, est filmé en simultané...). Avec la mise en ligne de cette vidéo, nous lançons également un appel à d’autres témoignages qui iraient dans ce sens, car notre quotidien est jalonné d’abus ou de situations surréalistes plus ou moins graves qu’il faut dénoncer, sans toutefois tomber dans le populisme ou la démagogie.
Internet, les médias citoyens et la démocratisation des technologies rendent tout ceci extrêmement simple. Désormais, un simple néophyte avec un téléphone ou un caméscope peut enregistrer, filmer et mettre en ligne tout ce qui lui arrive. Des sites très innovants comme DailyMotion permettent même d’enregistrer en direct vos vidéos et de les exporter dans un format universel (flash).
Je n’ai rien contre Noos en particulier, même si, moi qui suis abonné depuis une décennie avec eux (monopole du câble oblige), on me traite parfois au téléphone comme un gamin de dix ans... Autrement dit, je ne pense pas qu’ils soient pires que les autres opérateurs. Il s’agit là d’un fléau généralisé et peut-être sciemment organisé.
D’ailleurs, l’anecdote qui me concerne n’a rien de vraiment scandaleux en soi. J’ai entendu des histoires mille fois plus graves que la mienne. Mais au moins, ce qui m’est arrivé permet de lancer le débat, et d’initier, peut-être, une nouvelle forme de protestation citoyenne.
En deux mots, un jour, j’ai eu la «folle idée» de vouloir les chaînes Noos sur un deuxième appareil TV... Naïvement, possédant déjà deux décodeurs mais une seule carte, j’ai cru qu’il me fallait demander simplement une deuxième carte. Pas du tout! Après d’interminables discussions (45 minutes de va-et-vient avec tous les services de Noos, que, hélas, je n’ai pas enregistrées), on m’explique d’abord que cela est possible mais uniquement en me rendant dans une agence. Ensuite, lors d’un deuxième appel, on me fait finalement comprendre que même si en théorie je n’ai besoin que d’une simple carte, en pratique je vais être obligé de louer un troisième décodeur et de payer l’intervention d’un installateur, malgré le fait que les deux décodeurs que j’ai marchent très bien, sans besoin de la moindre intervention. En appuyant sur le bouton vert "play" vous pouvez écouter quelques extraits "raccourcis" de l’enregistrement audio original (on peut avancer en bougeant la barre de défilement vers la droite). L’original complet est disponible à la fin de l’article (assez long en raison des interminables temps d’attente...).
EXTRAIT AUDIO DU 10/01/2006
Pris un peu en otage, et n’ayant d’autre choix que d’accepter, je me résigne au fait de devoir payer pour une intervention inutile et pour cet autre décodeur dont je n’ai pas besoin... Je m’apprête donc à effectuer mon troisième appel, deux jours plus tard, pour souscrire cet autre abonnement. Et là, surprise des surprises, on m’annonce que, malheureusement pour moi, les tarifs viennent tout juste de changer, et que ça va me coûter encore plus cher que prévu. Très étonné, j’ai le réflexe d’aller voir les tarifs sur leur site Web pendant la discussion, et je ne retrouve pas du tout ces nouveaux tarifs. Je le fais remarquer à mon sympathique interlocuteur, qui ne me croit pas. Je l’oblige alors à taper l’adresse de son site et à regarder l’offre qui est en ligne. Après de longues discussions, il ne trouve rien de mieux que de me raccrocher le téléphone au nez (pour voir la vidéo, cliquez sur la photo au format flash ou téléchargez le fichier wmv)!
EXTRAIT VIDEO DU 10/01/2006
Quand Noos me raccroche au nez (version courte)
Vidéo au format Windows Média Player
Morale: trois coups de fils interminables, pour un total
de 103 minutes, à 0,34 euros la minute, soit 35 euros, pour me faire raconter
n’importe quoi et pour qu’en plus on me raccroche au nez!
A ce stade, dans l’attente d’une législation qui, curieusement, tarde à voir le jour, la seule chose que nous puissions faire, je crois, c’est d’utiliser la technologie, et un peu d’ironie, pour montrer publiquement, de manière massive, ce que ces hotlines font subir quotidiennement à leurs clients chéris... C’est entre autres pour cette raison que nous venons de lancer AgoraVox Tv qui est une plate-forme de diffusion de vidéos citoyennes liées à l’actualité (interviews, reportages, manifestations, grèves, etc.). Le service vient d’être lancé et permet à tout un chacun de soumettre en quelques clics une vidéo de manière très simple.
Comme me le confiait récemment Alain Lambert, «la question des services clients par hotlines va devenir un des sujets majeurs de révolte des consommateurs dans les mois et années qui viennent».
Le terme révolte revêt une signification toute particulière pour moi depuis quelque temps...
Quand je pense à la révolte du pronétariat ou aux pronétaires en général, je n’ai pas du tout une vision théorique du phénomène. Comme le précise bien Joël de Rosnay dans l’ouvrage auquel j’ai collaboré, les pronétaires constituent une nouvelle classe d’usagers des réseaux numériques capables de produire, de diffuser, de vendre des contenus numériques non propriétaires. Les pronétaires sont donc les citoyens qui sont sur Internet, qui sont favorables à son essor, et qui l’utilisent pour atteindre leurs objectifs, et surtout pour défendre leurs intérêts ainsi que leurs droits.
Pour aller dans le même sens, et peut-être un peu plus loin, j’ajouterai que si les prolétaires, historiquement et étymologiquement, ne disposaient que de leur progéniture comme ressource (du latin «prole»), les pronétaires, eux, ne disposent que d’Internet et des outils de production numériques s’ils veulent se faire entendre...
Avec l’explosion du phénomène de la vidéo sur Internet, je pense que nous allons voir apparaître prochainement une nouvelle catégorie de vidéo-blogueurs que l’on pourrait appeler les "activistes" ou, si on veut enlever toute connotation politique, les "témoins citoyens". Il s’agit de tous ceux qui auront décidé de témoigner de certains dysfonctionnements graves de notre société en les filmant. Parfois, l’impact des images peut être bien plus percutant que celui de l’écrit. Vous avez beau décrire en long et en large que le système des hotlines payantes est inefficace et coûteux, si vous arrivez à le montrer avec une vidéo, l’impact peut être bien plus puissant.
Pour conclure, je pense qu’avec les vidéo-blogs, le phénomène de la vidéosurveillance va s’inverser. Jusqu’à présent, c’étaient les mairies et les magasins qui imposaient une vidéosurveillance, du haut vers le bas, afin de filmer les prétendus abus de leurs citoyens ou consommateurs. Maintenant, c’est l’inverse qui se produit. Avec leurs milliers de caméras, ce sont les citoyens qui décident d’aller filmer les conseils municipaux de leur ville pour témoigner des excès de certains hommes politiques, et les consommateurs feront de même avec des vendeurs peu scrupuleux. Voilà une facette de la "révolte du proNétariat", qui risque de ne pas plaire à tout le monde... Naturellement, ce processus n’est pas sans risques, et les dérives potentielles sont très fortes (populisme, manipulation des images, désinformation accrue...) mais le phénomène est inéluctable. A nous de trouver les garde-fous nécessaires pour minimiser les dérives potentielles.
Pour ceux qui n’ont pas peur de s’ennuyer, ou qui veulent vérifier les versions d’origine sans montage, voici les versions intégrales de l’appel du 10/01/2006 enregistré au format audio (mp3) ainsi que de l’appel du 12/01/2006 enregistré au format vidéo (flash et wmv):
ENREGISTREMENT AUDIO
COMPLET (10/01/2006)
ENREGISTREMENT VIDEO COMPLET (12/01/2006)
Quand Noos me raccroche au nez (version longue)
Vidéo au format Windows Media Player
Et pour vous montrer que Noos est loin d’être un cas isolé, une excellente vidéo (bien plus professionnelle que la mienne) qui concerne Wanadoo, réalisée par Julien Mabut (Jum Tv) et qui probablement attristera à nouveau le sénateur Lambert, puisque c’est son nouveau fournisseur d’accès à Internet...
Remerciements: l’illustration initiale, parue sur Les Echos, a été publiée avec l’accord de son auteur, le dessinateur Dimitri Champain
mars 16, 2006 dans Révoltes pronétaires | Permalink | Commentaires (2) | TrackBack
Agoravox peut-il concurrencer les grands médias du Web ? |
Le site, passé de 90 000 visiteurs uniques en septembre 2005 à plus de 250 000 en début d'année, connait un succès considérable. La V2 lancée en janvier 2006 annonce la couleur : « Une » avec photo grand format, dessin du jour, dossiers sur des sujets sensibles, revue de presse Web, mise en avant des auteurs les plus lus… À y regarder de près, Agoravox a désormais tout d’un média grand public.
Lorsque j’ai vu pour la première fois la V2 d’Agoravox fin janvier, j’avoue avoir été impressionné par les couleurs pastel, la clarté de la charte graphique, la pertinence de l’organisation du site. Il y a indéniablement une volonté professionnelle et ambitieuse dans ce nouveau média. Le journal citoyen de Joël de Rosnay et Carlo Revelli met enfin les possibilités participatives du Web au service d’un grand projet lié à l’actualité. Le site agit comme un fédérateur pour des milliers de Blogs qui y trouvent une tribune providentielle pour attirer du trafic sur leurs pages. Mais c’est aussi l’occasion pour de nombreux journalistes ou acteurs de la société civile de s’exprimer librement, sans les contraintes et les limites inhérentes aux entreprises de presse « officielles ». On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre Agoravox et Wikipedia, l’encyclopédie libre du Web. Contenus différents, objectifs différents, mais logique identique : créer un média libre autocontrôlé et bénéficiant d’un réservoir de participants dont les limites théoriques se situent au niveau du milliard d’individus connectés à Internet dans le monde.
Les médias d’actualité sur le Web en France : petit récapitulatif non exhaustif
Parmi les médias traditionnels, LeMonde.fr, le site du journal Le Monde, maintient sa position de leader avec 4,9 millions de visiteurs uniques en novembre 2005 (Xiti). Le site, dirigé par le tandem, Bruno Patino (Président) et Yann Chapellon (Directeur Général) depuis bientôt 6 ans, a su s’adapter aux dernières technologies et propose à ses abonnés de créer leur blog aux couleurs du journal. Par ailleurs, le site met à disposition des flux RSS ciblés pas séquence (cependant leur fonctionnement semblait encore délicat en janvier 2006). Les autres sites de journaux d’information généralistes ont des audiences plus modestes, 941 000 visiteurs uniques pour Libération (qui propose aussi la création de Blogs et de flux RSS) et 848 000 pour le Figaro en décembre 2005 (Flux RSS disponibles également), selon Médiamétrie. Face à eux, on trouve les sites issus des médias audiovisuels, TF1.fr, France2.fr et France3.fr et des radios, radiofrance.fr, RTL.fr, dont la part de la fréquentation liée à l’actualité reste difficile à évaluer. En effet, ces sites proposent aussi des jeux, des informations sur leurs programmes et des pages dédiées à leurs émissions. La presse magazine se défend bien avec environ 1,2 millions de visiteurs pour Nouvelobs.com et les sites du groupe l’Express-L’Expansion. Mais pour l’instant, la concurrence vient surtout de Yahoo ! et de Google News qui ont l’énorme avantage de ne pas avoir à assumer les coûts de production d’un contenu qu’ils récupèrent chez une multitudes de petits et grands éditeurs du Web. Leurs rapports sont tendus avec les médias traditionnels présents sur le Web et l’association mondiale des journaux, basée à Paris, vient de mettre en place un groupe de travail destiné à étudier les moyens de faire pression sur Google, accusé de vouloir générer du trafic sur le dos des producteurs d’information. Suite au lancement de Google News, Le Monde et Les Echos avaient d’ailleurs demandé à ce que leurs articles ne soient pas indexés par le moteur de recherche, avant qu’un accord ne soit finalement trouvé.
Les médias participatifs déboulent donc dans l’arène de l’actualité et Agoravox constitue un porte-avions de première classe. Bien sûr, les critiques se font acerbes, criant aux risques de dérives et de manipulation, mettant le doigt sur le manque de contrôle qui conduirait inévitablement selon eux, à sacrifier la qualité sur l’autel de la quantité. Mais d’autres ont déjà crié au loup à propos de Wikipedia, et Nature a remis les choses en place en démontrant que l’encyclopédie libre pouvait tenir la comparaison avec la sacro-sainte Encyclopedia Britannica. D’ailleurs, pour éviter d’être la cible d’intentions malveillantes qui cherchent à les discréditer, les sites participatifs renforcent au fur et à mesure la surveillance de leur contenu en la confiant aux utilisateurs les plus fiables et les plus réguliers… Point délicat puisque finalement, cela risque de réintroduire une gestion pyramidale et hiérarchisée de l’information alors que la valeur ajoutée du modèle réside dans sa liberté d’expression.
Quoi qu’il en soit, force est de constater qu’avec le journalisme citoyen, le journaliste professionnel perd de facto son monopôle d’informateur du peuple. Désormais, chaque individu est un intermédiaire possible entre l’information et le village planétaire cher à Mac Luhan, devenant un média de masse à lui tout seul. Mais gardons-nous d’aller trop vite. Les médias traditionnels conservent pour l’instant la primauté lors des grands évènements comme les conflits ou les élections. Ainsi, le 21 avril 2002, c’est devant la télévision que nous avons appris la débâcle de la Gauche à 20 heures et il en fut de même pour la grande majorité d’entre nous lorsque sont survenus les attentats de Londres ou de Madrid. C’est ensuite, après avoir pris acte des évènements devant le petit écran, que nous nous sommes rués sur Internet pour en débattre et obtenir des précisions.
Mais sur le Web, Agoravox est un concurrent crédible des grands médias car il réunit gratuité et originalité de l’information, ce que ne peuvent faire ni les portails qui ne produisent pas de contenu, ni les médias traditionnels, qui paient très cher celui qu’ils éditent. L’enjeu du journalisme citoyen se situe au niveau de la qualité de l’information qui doit demeurer comparable avec celle des médias traditionnels pour instaurer une crédibilité. À court terme, Agoravox se place donc en média complémentaire, il n’a pas vocation à remplacer les grands médias qui ont « pignon sur rue » et pour lesquels une large partie de la population voue, à tort ou à raison, une véritable croyance. Mais à moyen terme, nul doute qu’Internet continuera à grignoter des parts de marché sur les autres médias. D’autant qu’avec le haut débit, fixe et mobile, le réseau permet désormais la publication de contenus audio et vidéo consultables « en streaming » par une grande partie des internautes, et cela quasiment sans frais de production et de distribution. Il suffit d’ailleurs de voir les podcasts en « Une » d’Agoravox pour s’en convaincre. Média convergent, Internet intègre au fur et à mesure les autres médias.
Dans son livre La Révolte du pronetariat, Joël de Rosnay annonce la fin des « mass media » et le début de l’ère des médias de masse. Jean François Fogel et Bruno Patino posent la question dans Une presse sans Gutenberg de savoir si Internet est un média de masse ou plutôt « un média sans masse, instantané ». Délicate interrogation. Ce qui semble clair, c’est que dans les prochaines années, les dirigeants des grands médias ont intérêt à ne pas être trop « à la masse » vis-à-vis d’Internet et à prendre en compte la nouvelle donne annoncée par le journalisme citoyen.
Lionel Barbe (Les enjeux de la société de l'information)
février 15, 2006 dans Révoltes pronétaires | Permalink | Commentaires (0) | TrackBack
Une nouvelle "révolte du pronétariat" ? |
En lançant ce blog, un de mes objectifs avec Joël était de montrer des exemples concrets et réels de "révoltes du pronétariat".
Depuis quelques jours, une "affaire" est en train de se répandre de manière impressionnante sur la blogosphère en mobilisant des milliers de personnes. L’objectif de ce billet est de montrer comment des bulles "cybermédiatiques" peuvent prendre une énorme ampleur sur Internet et favoriser l’essor d’un nouveau pouvoir citoyen si longtemps décrié.
Pour ceux qui ne sont pas encore au courant, un proviseur de l’éducation nationale vient d’être révoqué pour une prétendue diffusion pornographique sur son blog. Un article publié ce matin sur AgoraVox résume l'histoire et surtout essaye de comprendre si le caractère pornographique est réellement justifié et quels sont les fondements d’une telle décision.
Gilles Klein de PointBlog fait un très précis résumé chronologique des évènements et montre bien comment tout est parti d’une banale dépêche d’agence vendredi soir pour ensuite déclencher un véritable raz de marée "blogosphérique" en début de semaine.
Fait marquant de la journée, un avocat bloggeur (Maître Eolas) écrit une lettre ouverte à Gilles de Robien en le tutoyant ouvertement et en lui expliquant comme le phénomène est en train de prendre de l’ampleur sur Internet:
"Le buzz est en train d’enfler, l’essaim est en colère, et il va rapidement s’en prendre à toi car c’est toi qui a donné le coup de bâton dans la ruche, sans vraiment t’en rendre compte. Voilà: tu as signé il n’y a pas longtemps une décision individuelle contre un proviseur, prononçant sa révocation. Je ne te cite pas son nom, tu le retrouveras facilement: c’est rare, une révocation, quand même. Et c’est grave. Tu as condamné un proviseur à mort: il n’a plus le droit d’être proviseur, ou enseignant, ou fonctionnaire. Chômage, sans indemnités ni ASSEDIC bien sûr, bref: le RMI. Il a 48 ans, et une longue carrière sans histoire à son actif. Et pourquoi tu as signé cette révocation?"
En quelques heures, l’article atteint presque une centaine de commentaire et plus de 20 trackbacks (retro-liens). A partir de là, le bouche à oreille prend de l'ampleur aidé, entre autres, par des blogs à forte audience comme celui de Loïc Le Meur, de Laurent Gloaguen (Embruns) ou PointBlog qui a même réalisé une interview du proviseur. Embruns garde en temps réel un listing impressionnant de blogs qui relatent cette histoire et qui souvent prennent position en faveur du proviseur bloggeur. Une pétition en ligne est également lancée avec plusieurs centaines de signataires qui ne cessent de croître.
Le concept de proNétaire peut susciter certaines critiques mais il montre de manière efficace, je trouve, ce qui est en train de changer en ce moment dans nos sociétés grâce à Internet et aux nouvelles technologies. Si les prolétaires historiquement et étymologiquement ne disposaient que de leur progéniture comme ressource unique (du latin "prole"), les pronétaires eux ne disposent que d’Internet s’ils veulent se faire entendre... Et il faut dire qu'ils commencent à bien le comprendre…
Carlo Revelli
janvier 18, 2006 dans Révoltes pronétaires | Permalink | Commentaires (9) | TrackBack