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Le respect de la diversité est une question de survie

Interview de Joël de Rosnay par Pascale Athuil pour le Figaro Magazine - 21 août 2013

Le respect de la diversité est une question de survie 

VOUS CITEZ TROIS CHERCHEURS SCIENTIFIQUES, GRANDS SURFEURS, TOUT COMME VOUS. LA PRATIQUE DU SURF AURAIT PARTICIPÉ À LEURS INTUITIONS SCIENTIFIQUES. MAIS IL EST RECONNU QUE LES SCIENTIFIQUES MUSICIENS GAGNENT EN INTUITION FLUIDE, VOIRE FULGURANTE DANS LEURS RECHERCHES…

Oui, mais pas seulement, il y a également des scientifiques artistes peintres. On sait par exemple que le grand biologiste André Lwoff était également un excellent peintre. Il me disait souvent que la création artistique l’aidait beaucoup à découvrir des relations inaperçues entre certains secteurs qu’il étudiait, notamment sur les virus et leurs relations avec les cel-lules bactériennes ou de notre corps. Art pictural, musique, recherche scientifique, créent de nouveaux horizons, de nouveaux espaces dans lesquels l’intuition trouve son rythme créateur en rapprochant des éléments épars de la mémoire, voire en faisant ressortir des réflexes qui se révèlent sous l’effet de la création artistique ou scientifique.

LE PRINCIPE D’ATTRITION EST UN PRINCIPE DE RÉALITÉ ET LES GENS AU CONTACT DE LA NATURE SONT HUMBLES FACE AUX ÉLÉMENTS, MONTAGNE, NEIGE, MER, OCÉAN. DE FAIT, LES SURFEURS PROCHES DE LA NATURE ONT TOUJOURS FASCINÉ PAR LEUR LIBERTÉ, UN RAPPORT AU CORPS ET AUX ÉLÉMENTS SAINS…

Le surfeur est confronté à la fois au déterminisme et à la liberté. D’une part parce que la vague qu’il surfe a été produite par une tempête dans l’Atlantique Nord, par exemple, elle est déterminée par des phénomènes météorologiques indépendants de lui. D’autre part, parce que sur cette vague il est libre d’évoluer selon ses compétences, sa technique et son matériel. Comme beaucoup de sportifs de l’extrême, le surfeur prend des risques en permanence, quels que soient la taille des vagues, la force des courants, le nombre de surfeurs ou la présence de rochers, voire de requins. Il calcule les risques en fonction de son expérience. Pour le surfeur, chaque vague est un nouvel apprentissage, une remise en question. Il se doit à l’entraide. Si un autre surfeur est en difficulté, il doit le secourir. A la fin des années 1950, sur la côte basque, alors que le surf était critiqué par les municipalités en raison de son danger supposé pour les baigneurs et les surfeurs débutants, il fut question de l’interdire en référence au principe de précaution. Une poignée de pionniers de ce sport furent autorisés à surfer les très grosses vagues à condition d’être au moins trois à pratiquer et à se surveiller. Ce qui est toujours la règle. C’est l’affirmation du risque calculé du principe d’attrition. Cet exemple des surfeurs et de leur prise de risque permet  d’expliciter la relation entre le principe de précaution qui « rigidifie » la société et renforce les attitudes égoïstes, et le principe d’attrition qui « fluidifie » la société et génère un climat de solidarité. L’application du principe d’attrition permet de rééquilibrer le principe de précaution, en proposant un principe de liberté contrôlée et raisonnée.

Le respect de la diversité est une question de survie 2

LES SURFEURS S’ENTRAIDENT ET RESPECTENT LA NATURE, LA FORCE DE LA NATURE, LA « MANA ». ILS SE SALUENT MÊME QUAND ILS NE SE CONNAISSENT PAS, PAR L’« ALOHA ». TOUS CEUX QUI SURFENT LA VIE DEVRAIENT DONC FAIRE DE MÊME…

Ce serait une excellente chose. Malheureusement, les égoïsmes prennent souvent le dessus. Le chacun pour soi a toujours plus de place que le chacun pour tous. Nous entrons dans la société collaborative, dans l’économie collaborative, et les valeurs sont en train de changer, surtout grâce à la nouvelle génération. Cependant, dans la génération au pouvoir, l’égoïsme prime encore. Elle ne connaît pas encore les règles nécessaires pour surfer sa vie en harmonie avec les autres et en donnant du sens à la sienne, grâce au partage, à la solidarité et à la générosité. On en est encore beaucoup dans la société violente et concurrentielle.

ENSEIGNEMENT CLASSIQUE OU BIEN ENSEIGNEMENT VIRTUEL ET MULTIPLE, NE SERAIENT-ILS PAS EN RÉALITÉ COMPLÉMENTAIRES ? L’UN PAR L’ÉTUDE DES CLASSIQUES, DE PROGRAMMES AVEC UNE MÉTHODOLOGIE, UNE RÉFLEXION ; L’AUTRE PAR LE SENS DE L’INITIATIVE, DE LA RESPONSABILITÉ, AVEC DES INFORMATIONS MULTIPLES D’AUJOURD’HUI OU DU PASSÉ…

A Universcience, rassemblant la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte, nous prônons l’éducation informelle. L’éducation formelle est liée aux disciplines traditionnelles et à un enseignement séquentiel programmé avec l’examen de fin. Or, une connaissance émiettée conduit à une éducation fragmentée. Le traitement arbitraire du savoir en territoires distincts favorise un processus d’éducation taylorien. Le temps de l’éducation classique est linéaire, et cette forme d’éducation ne tient pas compte des différentes périodes d’apprentissage selon les personnalités, des pauses nécessaires, des phases de calme ou de plus grande intensité. L’éducation informelle met en jeu d’autres univers de savoir : les jeux vidéo, notamment les jeux vidéo « sérieux » qui apprennent des éléments sur un secteur donné, l’expérimentation par équipe, l’usage de nouveaux outils comme les imprimantes 3D, la discussion entre élèves, les débats et la recherche d’informations communes. L’émergence des réseaux sociaux, du temps réel sur les mobiles, nécessite d’autres modes d’éducation. L’apprentissage des données de base et des modes de raisonnement doit être complété par des méthodes favorisant l’intégra-tion des connaissances. Plutôt qu’une démarche encyclopédique d’acquisition d’informations, il faut mettre en place une méthode systémique capable de réintégrer, de relativiser les informations nouvelles et de les situer dans un environnement mouvant. Une méthode permettant de « surfer » intelligemment sur les territoires de connaissances, lesquels se modifient sans cesse. Il faut pratiquer une « diététique de l’information » pour valoriser les acquis de l’éducation formelle et informelle. Alors, la « co-éducation intergénérationnelle » peut exister. Les plus jeunes, et la « NetGen », peuvent transmettre aux plus anciens la « culture du numérique », la pratique des outils et méthodes de la nouvelle civilisation digitale. Et les seniors peuvent aider les jeunes à contextualiser leurs informations, pour les situer économiquement, socialement, culturellement, voire sur un plan philosophique.

LA « NET GENERATION » SERAIT MUTANTE, NATURELLEMENT DOUÉE POUR TOUS LES OUTILS VIRTUELS, POUR SURFER SUR LES RÉSEAUX ET MANIER DES INFORMATIONS MULTIPLES. MAIS À TROP PASSER DE TEMPS SUR LE NET, NE DEVIENT-ON PAS BEAUCOUP MOINS CRÉATIF, PRODUCTIF, ET MOINS DANS LA RÉFLEXION, L’INTROSPECTION OÙ LE TEMPS EST NÉCESSAIRE ? ET PLUS DANS LA RENTABILITÉ IMMÉDIATE ?

La génération au pouvoir se caractérise par son approche pyramidale de gestion des sociétés humaines. La « Net generation » met en place des approches transversales des problèmes posés, des approches multidimensionnelles, permettant une meilleure approche de la complexité. L’importance de la comparaison, les sources multiples permettent d’agir avec plus d’efficacité. Nous sommes passés de la société de l’information à la société de la recommandation. La « NetGen » recueille l’avis du groupe, des réseaux sociaux avant de s’engager dans un achat, un voyage, un service. Pour acheter un livre ou voir un film, ils regardent le nombre d’étoiles ou la note accordée à ce dernier. On les dit superficiels, incapables de se concentrer, recherchant le plaisir immédiat, n’appréciant que l’ultrarapide, etc. Mais ces défauts peuvent se muer en qualités : en spontanéité, temps réel, interactivité, plaisir, solidarité, partage… Ils ont une vision multidimensionnelle de la réalité. La complexité ? Ils jouent avec. Grâce aux jeux vidéo. De là, ils peuvent facilement passer à une vision stratégique de la résolution des problèmes. Je les appelle des « MHBG », des mutants hybrides bionumériques géolocalisés. Ils habitent une autre planète, parlent une autre langue, ont des relations différentes au monde.

Le respect de la diversité est une question de survie 3 LA MÉTAPHORE DU SURF SUR L’EAU ET SA CULTURE EST SÉDUISANTE, MAIS TOUS LES SPORTS AU GRAND AIR UTILISANT LA FLUIDITÉ, L’ÉQUILIBRE (LE VÉLO, LE ROLLER, LE PARAPENTE, LA PARACHUTISME, LE WINGSUIT, LE SPEED RIDING, LE SPEED FLYING), N’INDUISENT-ILS PAS DE MÊME CETTE PHILOSOPHIE FAITE D’ADAPTABILITÉ, DE RÉACTIVITÉ ET DE PLAISIR, DE VIVACITÉ ?

Tout à fait d’accord avec cette approche. J’ai privilégié le surf car c’est un sport que je pratique depuis longtemps, mais je suis également passionné de ski, de catamaran. Tous ces sports sont en relation avec la pente, le vent, la neige, la glace, le vide, ou avec une machine extrêmement adaptée comme un VTT, ils sont inséparables d’un écosystème qui détermine et rend libre. Ce sont des sports individuels, même pratiqués en groupe. L’attention et le soin apportés au matériel sont extrêmes, qu’il s’agisse d’une planche de surf, d’un parapente ou d’un vélo. On leur doit souvent notre survie. Le sportif fait corps avec son outil, son « matos ». Avec ces machines, on est à la fois moteur, gouvernail, timonier, hauban, altimètre… Il y a symbiose totale entre l’être humain et son matériel.

LE SPORT PLAISIR AU GRAND AIR, PARMI LES ÉLÉMENTS, ENGENDRE UNE SÉCRÉTION D’ENDORPHINES ET EST EUPHORISANT. LE CERVEAU FONCTIONNE ENSUITE À 1 000 À L’HEURE ET LA FORCE DU VENT OU DE L’EAU DONNE UN SENTIMENT DE PUISSANCE, DE FORCE QUI REND ACCRO…

Les sports extrêmes, en particulier le surf, sont réellement addictifs. Sur sa vague, le surfeur entre en dépendance et il est en manque dès qu’il la quitte. Les endorphines, ces drogues naturelles du plaisir, sont une réalité pour les sportifs de l’extrême. La nature est le partenaire du surfeur. Pas son concurrent. Cette étroite complicité s’établit avec la vague, le spot, le vent de terre. Le surfeur en joue, se glisse dans le tube ou décolle par dessus l’écume dans un aérial, signe de conquête de l’air. L’addiction au surf a aussi une raison : les sports extrêmes conduisent au dépassement de soi, vers de nouvelles dimensions du soi. Mais le surf intègre des dimensions autres favorisant l’addiction, l’écologie. Un style de vie partagé par ceux qui sont en relation étroite avec la matrice océanique d’où est née la vie. Les surfeurs utilisent la force et l’énergie de l’océan et pui-sent leurs forces physiques et mentales dans la qualité du milieu dans lequel ils vivent en symbiose : eau pure, vagues cristallines, sable blanc, dunes sauvages, végétation naturelle, sont les éléments essentiels qui les motivent et stimulent leurs efforts. Surfer procure un plaisir intense mais éphémère. Le plaisir est un des moteurs de la vie sous toutes ses formes : intellectuel, physique, gastronomique, dans le partage de l’amitié ou de la création. On peut jouir de l’intensité de l’instant ou profiter de la durée. Surfer une vague magnifique dans des conditions idéales permet de jouir de l’intensité d’un moment rare.

LES SOURCES D’ÉNERGIE DU FUTUR SE PARTAGERONT ENTRE LES MOX, SOURCES TRADITIONNELLES, ET LES MIX, SOURCES D’ÉNERGIES RENOUVELABLES. EN FRANCE, ALLONS-NOUS VERS CE « SMART GRID », LA GRILLE INTELLIGENTE RÉCLAMÉE PAR LES CITOYENS CONSCIENTS DES RESSOURCES ÉNERGÉTIQUES ET DE L’ENVIRONNEMENT, À L’INSTAR DE L’ALLEMAGNE, DE L’ÎLE MAURICE, ETC. ?

Les choix vont être décisifs pour les cinquante prochaines années, comme l’ont été ceux des années 1960 pour le « tout nucléaire ». La France va-t-elle investir des dizaines de milliards d’euros pour assurer à la fois la sécurité des anciennes centrales, construire des centrales géantes fonctionnant au Mox et démanteler les anciennes, tout en poursuivant le retraitement des combustibles et le stockage des déchets ? Ou bien va-t-elle investir, et dès maintenant, dans le Mix et la grille intelligente pour sortir progressivement et en souplesse du tout nucléaire ? Une telle stra-tégie conduirait à une véritable mutation sociétale. Avec la création mas-sive d’emplois dans les différents secteurs et métiers du Mix, la respon-sabilisation des citoyens, la vente d’électricité en P2P (entre particuliers ou pair à pair), l’essor d’une éco-énergie 2.0, analogue au Web 2.0, avec la participation des usagers et l’association de petits producteurs énergé-tiques, l’avènement d’une démocratie énergétique. Le « smart grid » devient le catalyseur essentiel de la combinaison des énergies renouvela-bles entre elles. Il permettra la responsabilisation des citoyens vis-à-vis de leurs dépenses énergétiques. En effet, ce réseau intelligent autorise tout type de production électrique venant de sources non conventionnelles, par exemple en provenance des fermes éoliennes et solaires photovol-taïques. Avec la connexion des « smart grids » entre eux, on est en train de créer l’« EnerNet », un Internet de l’énergie partagée en P2P (« peer to peer » ou pair à pair). Le projet Maurice île durable (MID) a pour objectif l’autonomie énergétique totale du pays pour 2050, grâce au Mix des énergies renouvelables.

LA MAISON AUTONOME TRÈS PEU CHÈRE ET AUTONOME DANS SES BESOINS ÉNERGÉTIQUES ET LA MAISON DU FUTUR, TOUTE EN TERRE, CONSOMMANT QUASIMENT PAS D’ÉNERGIE, FONT AUSSI PARTIE DES MIX. DANS VOTRE INTRODUCTION, VOUS PARLEZ DE LA TOILE DU NET MAILLANT LA TERRE EN UN GIGANTESQUE « MESH NET », TELS LES DES NEURONES, QUI TRANSFORMERAIT LA PLANÈTE EN UN CERVEAU VIRTUEL. OR, JAMES LOVELOCK, LE BIOLOGISTE ANGLAIS, COMPARAIT LA PLANÈTE À UNE SORTE D’IMMENSE CERVEAU, OÙ MINÉRAUX, VÉGÉTAUX, ANIMAUX ET HUMAINS NE FERAIENT QU’UN…

Le Web personnel, qui connecte une personne aux réseaux sociaux ou à des objets communicants, va se transformer progressivement en Web global, et le Web global va lui-même évoluer vers un Web symbiotique. L’interaction entre l’homme et la machine va rendre les connexions du cerveau planétaire de plus en plus denses et ramifiées. Elle conduit à ce que j’appelle le Web 5.0 ou le « symbionet » : un Web en symbiose avec notre corps et notre cerveau. Dans le « symbionet », la totalité de notre corps, par l’intermédiaire de « vêtements intelligents » que nous portons ou de systèmes connectés (montres, lunettes, broches, boucles, boutons…), sera capable d’échanger de l’information avec notre environnement numérique et physique immédiat, devenu interactif. Mais pour éviter d’être totalement absorbés par le Web symbiotique, nous devrons créer les conditions d’une « symbiose optionnelle » en se « débranchant ». Le symbionet, lorsqu’il sera en fonctionnement global sur la planète, va engendrer une remise en question de notre organisation sociale actuelle. On constate déjà une lutte entre les systèmes pyramidaux, industriels et politiques, et les réseaux transversaux qui réunissent et rapprochent les gens sur des sujets d’avenir. Qu’en sera-t-il lorsque nos corps seront en communication directe, en temps réel, non seulement avec l’organisme planétaire que nous construisons, mais entre nous, comme dans un réseau neuronal ? Tout cela ne sera possible que si l’homme parvient à établir une symbiose optionnelle positive et constructive avec le macro-organisme qu’il est en train de créer. L’avenir du cerveau planétaire va dépendre de ce que nous en ferons. Il se comporte déjà de façon semi-autonome en favorisant l’émergence d’une conscience collective, voire d’une co-conscience collective. En clair : le système deviendra peut-être un jour capable de se penser lui-même. Le revers de la médaille d’une telle évolution est inquiétant. L’extraction d’informations sur toutes les actions personnelles, la localisation de ses actions, leur objectif et leur résultat, fait entrevoir le risque d’une société qui ne serait plus « fluide », mais fondée sur des rapports rigides, un « flicage » perma-nent et une traçabilité contrôlés par quelques-uns. La critique de l’autorité et du pouvoir pyramidal peut être une solution. Au cours de ces dernières années est née une indignation internationale sur l’inefficacité des politiques traditionnelles, la critique de la démocratie représentative, comparée aux aspirations de la démocratie participative. Ainsi se construisent des valeurs pour vivre, créer et produire ensemble dans les nouvelles sociétés de la connaissance partagée et pour surfer la vie.