Interviews

La symbiose du futur

Interview réalisée par Igor et Grishka Bogdanoff pour Paris Match à propos de la sortie du livre "L'homme symbiotique, regards sur le 3ème millenaire", 27 mars 1995

 Pourquoi ce livre maintenant ?  

Est-il en relation avec les grandes échéances électorales du moment ?

J'avais envie de regarder plus loin que les habituelles échéances que l'on nous propose. Il me semble que la myopie des politiques face au futur est grande. Dix ans paraissent une éternité. Le monde est trop complexe, son évolution imprévisible. L'an 2000, longtemps considéré comme un horizon prospectif mythique, est désormais banal et 2100 ne présente que peu d'intérêt pour la gestion des affaires courantes. Les experts nous disent que la prévision est impossible car les évolutions sont aléatoires, soumises à de brutales accélérations suivies de périodes de stagnation. Un fait minime survenant dans un contexte favorable, et amplifié par les médias, peut changer le destin d'une nation. C'est pourquoi aucune prévision d'ensemble ne semble réaliste à plus de deux ou trois ans. On connaît les exemples de l'effondrement de l'ex Union Soviétique à la suite de la destruction du mur de Berlin ou de l'impact économique et politique du Sida. Des événements qui étaient impensables il y a 15 ans. Évidemment ils construisent l'histoire. Mais écrire l'histoire ne représente plus la chasse réservée des politiques, des économistes, des industriels ou des sociologues. Il existe des lois naturelles auxquelles sont soumises les organisations de la nature. C'est pourquoi je pense qu'une meilleure connaissance de ces lois, avec lesquelles il est difficile de transiger, peut éclairer notre chemin. On peut tenter aujourd'hui de déchiffrer les grandes tendances à long terme de la vie, de ses formes d'organisation et de son évolution. C'est ce que j'essaye de faire dans mon livre.

Vous pensez que nous allons vers des catastrophes ? Sommes nous des parasites ou des futurs hommes symbiotiques ? des nouveaux êtres biologiques ou les citoyens d'un nouvelle forme de société ?

Je crois que notre type de civilisation - celui des sociétés industrialisées - aboutit à un échec. L'égoïsme des hommes et des nations, la poursuite aveugle de la croissance et la compétition acharnée au détriment du plus grand nombre, nous transforment en parasites de la Terre. On le constate quotidiennement face aux problèmes des villes, de la pollution, des inégalités, de la faim et des grandes maladies. Les pays riches sont devenus les parasites des pays pauvres, les habitants des beaux quartiers de ceux des banlieues. Le parasite conduit à la destruction de l'organisme aux dépends duquel il vit et donc à sa propre fin. En revanche, la symbiose est une des grandes lois de la nature. C'est grâce à elle que des espèces vivantes se développent dans les conditions les plus difficiles, du lichen au corail et de l'orchidée aux herbivores. Elle permet à des êtres vivants ou à des organisations de créer des associations au bénéfice mutuel de chaque partenaire. Sa règle : donner pour recevoir plus encore. C'est cette possible symbiose qui m'intéresse et que je décris dans mon livre. Je ne suis pas certain que nous pouvons y parvenir. Mais je suis un éclaireur, un futurologue qui chercher à montrer les voies possibles vers des solutions durables.

C'est de la notion de symbiose que vient le titre de votre livre : "l'Homme symbiotique" ?

Oui. Je pense qu'un des grands défis du troisième millénaire sera pour l'humanité la construction réfléchie et consciente du partenaire avec lequel elle va vivre en symbiose planétaire. Cette prochaine étape de l'évolution est déjà entamée. Aujourd'hui, nous construisons de l'intérieur une nouvelle forme de vie. Nous travaillons sans plan d'ensemble, sans intention réelle à la construction d'un édifice qui nous dépasse. Prendre conscience que les fonctions, énergétiques, économiques, écologiques, éducatives de nos sociétés sont les fonctions de base d'un super-organisme vivant est non seulement motivant, mais responsabilisant. Elle resitue l'action individuelle au coeur de l'évolution du monde. Dans une telle perspective la vieille question sur la nature de "l'homme du futur" prend un tout autre sens. Ni surhomme, ni biorobot, ni super-ordinateur, ni mégamachine, l'homme du futur sera simplement l'homme symbiotique , en partenariat étroit - s'il parvient à le construire - avec le système sociétal qu'il a extériorisé à partir de son cerveau, de ses sens, de ses muscles. Un super-organisme nourricier, vivant de la vie de cellules que nous sommes en train de devenir. Après l'homo sapiens cherchant par son intelligence à dominer les espèces vivantes, l'homo faber maîtrisant outils et machines, ou encore l'homo economicus, consommateur et prédateur, voici venu le temps de l'homme symbiotique vivant en harmonie avec un être plus grand que lui, qu'il a contribué à produire et qui le produit en retour.

Vous pensez que nous créons une nouvelle forme de vie ?

Oui, je pense que des bouleversements se préparent. Qu'une nouvelle forme de vie, d'un niveau d'organisation encore jamais atteint par l'évolution est en train d'apparaître. Une macro-vie à l'échelle de la planète, en symbiose avec l'espèce humaine. Cette vie hybride, à la fois biologique, mécanique et électronique est en train de naître sous nos yeux. De manière encore inconsciente nous contribuons à l'invention de sa circulation, de son système nerveux. Nous les appelons économies, marchés, voies routières, réseaux de communication ou autoroutes électroniques, mais il s'agit des organes et systèmes vitaux d'un super-organisme en cours d'émergence. Il va bouleverser l'avenir de l'humanité et conditionner son développement au cours du prochain millénaire.

Décrivez nous cet organisme planétaire que vous appelez le cybionte. A quoi pourrait ressembler un tel organisme vivant qui aurait les dimensions de la planète ? Pourrait il se retourner contre nous ?

Pour l'imaginer il faut retracer l'évolution des techniques. Nous vivons une succession de révolutions qui constituent autant de signes de l'avènement de l'homme symbiotique. La révolution mécanique nous a rendu étroitement solidaires des machines, automobiles, avions, ou usines automatisées. La révolution biologique a permis à l'homme de vivre en symbiose avec la nature. Elle se poursuit aujourd'hui avec les biotechnologies. Mais la plus spectaculaire des symbioses est celle qui résulte de l'explosion des moyens de communication. Les autoroutes électroniques ou Internet sont les éléments d'un cerveau planétaire qui commence à prendre conscience de sa propre existence et de son propre fonctionnement. Nos vies vont en être changées. Pour le travail, les loisirs, la consommation ou l'éducation. On ne prend pas suffisamment la mesure d'un tel changement. Déjà les frontières s'estompent devant la circulation des informations, la souveraineté des nations est mise en cause, les grandes entreprises ne contrôlent plus leurs marchés, la monnaie électronique et le cryptage des informations créent les conditions d'éclosion d'un commerce électronique mondial où régnera la loi du plus fort. Pour illustrer cette révolution, j'emploie une métaphore : celle d'un organisme planétaire que nous contribuons à construire et dont nous sommes les cellules. Je l'appelle le cybionte. Il commence à vivre et à penser. Mais son existence implique que nous passions d'une vision égoïste et à court terme à une vision symbiotique et à long terme. S'intégrer à un plus grand que soi, dont la réalité n'est inspirée ni par la religion, ni par la politique - comme le proposaient les conceptions traditionnelles - est fortement motivant pour la construction de l'avenir. Mais cet organisme représente un modèle hypothétique, une métaphore utile pour envisager une des étapes possibles de l'évolution de la matière, de la vie et de la société humaine sur notre planète. Situé dans un avenir dont la date précise importe peu, ce macro-organisme existe déjà à l'état primitif et vit dans sa globalité. Il ne naîtra jamais en une seule étape et ne sera jamais achevé. Si nous ne comprenons pas les règles d son fonctionnement, si nous ne savons pas vivre en symbiose avec lui, il pourra se retourner contre nous. Comme une sorte de "Big Brother" nous transformant en numéros ou en robots dans des sociétés déshumanisées.

Votre proposition s'appuie sur une nouvelle approche unifiée des connaissances ?

Il est clair que l'analyse cartésienne qui propose de découper la complexité en éléments simples ne suffit plus à rendre compte de l'évolution des systèmes complexes, comme les villes, les sociétés humaines ou l'économie. Or la méthode systémique, née dans les années 50 vient compléter la démarche analytique traditionnelle. En se concentrant sur les liaisons entre éléments variés constituant des systèmes, leurs niveaux d'organisation et la dynamique de leurs interactions, la systémique permet de mieux décrire la complexité, et surtout d'agir sur elle avec une plus grande efficacité. "Analytique" et "systémique" sont désormais complémentaires. Au cours de ces dernières années, une convergence s'est réalisée entre ces différentes approches. Elle a conduit aux "sciences de la complexité" regroupant ce qu'on appelle la "théorie du chaos" et celle de l'auto-organisation. Elle jette un regard neuf sur les systèmes physiques, biologiques, sociaux ou écologiques. C'est une approche unifiée qui dégage les grandes lois de la nature et fait apparaître la généralité de leurs applications. La systémique était une démarche descriptive, pédagogique, permettant de mieux comprendre la complexité. La nouvelle approche unifiée des sciences de la complexité propose les moyens d'agir sur la complexité.

Et puis il y a l'ordinateur, omniprésent dans votre livre ?

Je crois que l'ordinateur est le grand révélateur de la complexité. Pas seulement l'ordinateur "catalyseur", accélérateur du fonctionnement de nos sociétés, mais aussi l'ordinateur outil d'observation directe de la complexité : l'ordinateur macroscope. C'est un laboratoire portatif de chimie, de biologie, de sociologie, d'économie, d'écologie. Il renferme dans ses logiciels de simulation une infinité de mondes modifiables et manipulables au gré de l'opérateur. Une simulation c'est une véritable expérience informatique.. Tout type d'expérience peut être tenté sans qu'il soit nécessaire le faire en vraie grandeur avec les risques que cela représente, surtout quand cette expérience implique des hommes, des entreprises, des économies. Dans une expérience in vitro, les biologistes reconstituent en tube à essai les ingrédients et les structures de base de la vie. Les informaticiens réalisent, eux, des expériences in silico, dans le silicium des "puces" électroniques, mais les objectifs et les retombées sont analogues.

Vous écrivez que l'ordinateur permet de comprendre d'une manière différente ?

Oui, il me semble qu'une forme nouvelle de compréhension de la nature est en train de naître de l'utilisation de l'ordinateur : comprendre par la synthèse plutôt que par l'analyse. La recherche des particules élémentaires, censées expliquer l'origine et l'évolution de la matière, ne rend pas le monde plus intelligible, ni d'ailleurs plus proche de nous. En revanche, comprendre par la synthèse - éventuellement avec l'assistance de l'ordinateur - comment les éléments se combinent dans des ensembles plus complexes ou comment l'évolution généralisée de la matière naît de ces interactions, nous rapproche de la nature. Nous en sommes une partie intégrante. Notre place et notre rôle dans l'univers deviennent ainsi plus compréhensibles, fondant et légitimant toute action consciente.

Vous parlez beaucoup des "lois de la nature" pouvez vous en donner quelques exemple ?

Je m'intéresse en effet aux phénomènes d'amplification, quand quelque chose s'accumule brusquement et s'impose de manière souvent irréversible. On appelle cela "l'auto-catalyse". L'économie traditionnelle, par exemple, considérait surtout des évolutions soumises à la loi des rendements décroissants (comme la saturation des marchés, la nécessité de réduction des prix). La nouvelle école issue des sciences de la complexité s'intéresse aussi aux lois des rendements croissants. Ceux qui conduisent à l'explosion d'un marché, à l'autosélection de nouveaux produits ou services et à l'exclusion compétitive des autres. Le produit s'impose, devient obligatoire, incontournable, et dicte sa loi aux autres générations de produits analogues. Il suffit d'analyser quelques développements récents pour comprendre la portée de cette loi naturelle. Par exemple le fax : au début, quand il n'existait que quelques télécopieurs, d'ailleurs très coûteux, en posséder un ne présentait pas beaucoup d'intérêt car il n'y avait pas suffisamment de correspondants potentiels. Mais plus le nombre de fax s'accroît, plus l'intérêt de chaque fax augmente. Ce qui crée de nouvelles applications et une incitation à s'en procurer un. Le mécanisme d'amplification s'amorce. Autre exemple, l'anglais : n'en déplaise aux défenseurs du multilinguisme, le développement de l'anglais comme langue universelle de communication primaire suit un processus d'auto-amplification. De plus en plus d'utilisateurs choisissent l'anglais comme première langue professionnelle ou de contact et créent de nouveaux domaines d'applications et d'expansion : livres, cours, guides, procédures, appareils techniques, instruments, logiciels, disques Ces applications renforcent le rôle amplificateur de l'anglais dans les choix de nouveaux utilisateurs et la création d'autres niches. L'autosélection de l'anglais, sorte d'espéranto commode mais limité, est probablement un phénomène transitoire dans l'attente des systèmes de traduction automatique individuels en temps réel.

Vous proposez de transformer des "cercles vicieux" (qui bloquent une évolution) en "cercles vertueux" qui débloquent le système...

On peut illustrer ce processus par une petite histoire. Un prince réunit ses deux fils Godefroy et Lancelot. "Je lègue ma fortune et mon domaine à celui dont le cheval franchira le dernier les portes de la ville. Partez derrière la grande colline et revenez à votre guise". Godefroy monte un cheval noir et Lancelot un cheval blanc. La progression vers la ville devient une course de lenteur, chacun cherchant à arriver le dernier. La situation est bloquée. Le prince s'ennuie. Tout à coup, Godefroy et Lancelot franchissent la porte de la ville à bride abattue et dans un nuage de poussière. Que s'est il passé ? Godefroy monte le cheval blanc et Lancelot le cheval noir. Les deux fils - dont la course s'éternisait - ont simplement décidé d'échanger leurs montures pour qu'en arrivant premier, le vainqueur force son cheval (monté par l'autre) à arriver en dernier. Une course de lenteur, a été transformée en compétition. Ce mécanisme pourrait s'appliquer à la gestion de certaines administrations ou entreprises...

Pour vous une foule individus agissant en même temps et en appliquant certaines règles peut devenir efficace ?

Les études sur la théorie du chaos montrent qu'une multitude d'agents (par exemple des fourmis, des abeilles ou des personnes dans un marché) agissant en parallèle et de manière simultanée à partir de règles simples peut faire émerger un comportement collectif intelligent susceptible de résoudre les problèmes globaux qui se posent à cette communauté. Dans mon livre je décris comment les fourmis trouvent collectivement le chemin le plus court pour ramener de la nourriture à la fourmilière. Voici comment : imaginez que la source de nourriture se trouve à 10 mètres de la fourmilière. Une route étroite sur laquelle circulent des milliers de fourmis relie cette source à la fourmilière. Des fourmis reviennent chargées de nourriture et croisent celles qui montent vers la source. Chaque fourmi laisse sur le sol la trace d'un produit chimique (on l'appelle une phéromone) qui attire et guide d'autres fourmis. Imaginons qu'un obstacle (dissymétrique par rapport à l'axe de la route) se dresse en son milieu. Pour le contourner il faut suivre deux voies différentes, l'une plus directe, l'autre plus longue. Au départ, à peu près autant de fourmis contournent l'obstacle par la gauche que par la droite. La probabilité de choix gauche ou droite est en effet identique. Mais le chemin de droite étant plus long, la durée de parcours plus grande, la circulation y sera plus fluide. L'odeur de phéromone va donc s'estomper un peu plus rapidement que sur la piste de gauche. Il va en résulter un léger déséquilibre de densité de circulation car un nombre moindre de fourmis empruntera cette piste. La production de phéromone se réduira, attirant encore moins de fourmis. Sur l'autre route, par contre, la circulation est de plus en plus dense, la concentration de phéromone s'accroît et son l'odeur devient de plus en plus attractive pour les fourmis. Ce qui amplifie encore plus l'attractivité de cette route au détriment de l'autre. Le chemin de gauche est sélectionné par rapport à celui de droite. Les fourmis ont collectivement "choisi" la route la plus courte, économisant ainsi leur énergie, réservée à d'autres tâches prioritaires. La fourmilière a fonctionné comme un système intelligent sélectionnant une solution bénéfique pour l'ensemble de la communauté.

Vous pensez que le réseau Internet dont on parle tant et qui regroupe des millions de personnes dans le monde reliés par ordinateurs et téléphone, émerge et se développe grâce à des processus analogues ?

Je le crois. Internet est un réseau spontané, émergent, résultant de l'action simultanée de millions de personnes. Son développement est chaotique, anarchique, totalement décentralisé. Aucune administration centrale ne le dirige, personne ne le possède et plus personne ne peut arrêter son développement ! Porte d'entrée vers les nouveaux cyberespaces, Internet est une sorte de coopérative, de mutuelle, fonctionnant comme une association sans but lucratif. Chaque organisation se charge du fonctionnement et de la maintenance de ses ordinateurs, finance les lignes de communication qui les connectent et coopère techniquement avec les réseaux voisins. Chacun a un intérêt local à ce que le système fonctionne globalement à l'avantage de tous. Si un réseau ne respecte pas les protocoles et perturbe ainsi les réseaux voisins, ceux-ci se déconnectent aussitôt. Internet est un réseau de réseaux. Véritable super-ordinateur, il relie aujourd'hui plus de 5 millions d'ordinateurs dans 146 pays. Le nombre de ses utilisateurs atteint 20 millions. Chaque mois 1,5 million de nouveaux utilisateurs se connectent et toutes les 10 minutes un nouveau réseau en fait partie. En utilisant le réseau téléphonique international, un ordinateur et un modem, des millions "d'internautes" discutent, participent à des forums professionnels, échangent des idées, font de la politique; accèdent à des bibliothèques et à des bases de données, télédéchargent des programmes, participent à des jeux ou à des programmes éducatifs. Internet est pour moi l'embryon d'un cerveau planétaire en cours de formation et dont nous serions les neurones.

Pourtant nous sommes individualistes, repliés sur nous mêmes. Comment l'égocitoyen pourra-t-il devenir un écocitoyen ?

Pour qu'une réelle symbiose soit possible avec l'organisme planétaire, les individus devront reporter une partie de leur individualisme sur la participation à un système plus grand qu'eux et dont ils tireront profit. Le système économique classique, en effet, est fondé sur la récompense individuelle. Tout est mis en oeuvre pour stimuler l'individualisme et l'accomplissement de finalités personnelles. L'économie moderne est devenue une machine à fabriquer des égoïstes : les égocitoyens. Nous sommes à la fois trop individualistes, trop possessifs, trop jouisseurs, trop intelligents. Notre éducation, notre croissance industrielle, notre compétitivité internationale sont axées sur la valorisation de l'intelligence personnelle, la consommation, la possession et l'accumulation de biens. Alors que la fourmi se comporte comme un idiot individuel et un génie collectif, l'homme-cigale apparaît comme un génie individuel et un idiot collectif. Or, un écosystème et des associations symbiotiques ne peuvent fonctionner sans une intelligence collective émergeant à partir d'actions individuelles concernant à la fois une personne et la globalité. Un renversement des procédures actuelles de nature descendante (politiques, technocratiques, plans, programmes) vers des approches ascendantes (mouvements associatifs, vie communautaire, démocratie participative) basées sur d'autres valeurs sont de nature à fonder à nouveau le sens de la collectivité. De nouvelles valeurs sont nécessaires pour franchir la barrière des individualismes et déboucher sur une collectivité organisée respectant la liberté individuelle et l'initiative personnelle. Nous devons, pour assurer la grande transition entre poursuite des fins individuelles et coordination consciente d'actions collectives, passer du statut d'égocitoyen à celui d'écocitoyen. La clé de cette transition c'est l'éducation, la formation, l'information. L'homme symbiotique est un écocitoyen du monde.

Justement, vous êtres critique par rapport au rôle actuel de la télévision par rapport à l'éducation ?

L'éducation est au centre de toutes les stratégies de construction de l'avenir. C'est un enjeu mondial, un des grands défis du troisième millénaire. Un processus primordial de survie, d'adaptation et d'évolution de l'espèce humaine que l'homme va devoir conduire dans le respect des diversités et des libertés. Sans éducation, il ne peut y avoir de participation consciente et responsable à la gestion des sociétés de demain. Or la télévision, extraordinaire outil théorique d'éducation, est le principal concurrent de l'enseignement linéaire traditionnel. La vitesse de transmission des idées, des modes de vie, des comportements par la télévision fait apparaître une école figée dans ses rites. Le conflit entre le temps long de l'éducation et le temps court de l'actualité apparaît dans toute sa force. Une des raisons en est que l'ingrédient de base d'une bonne communication télévisée est l'émotion, pas la raison. La télévision est ainsi devenue progressivement la télémotion.. C'est le véhicule dématérialisé des émotions qui amplifient et motivent les actions. L'émotion maximale, c'est la mort. Voir celle des autres évacue la peur de la sienne. Le journal du soir, s'il dispose d'images, s'ouvrira toujours sur la mort en direct. Nous sommes devenus "téléthanatophiles", friands de la morts à distance des autres.
Des travaux récents effectués à l'Université de Californie par Larry Cahill et James McGaugh démontrent que la mémorisation des images et des situations est renforcée par le stress créé par la peur ou l'angoisse. Plus une scène a un caractère scabreux ou terrifiant, mieux les spectateurs s'en souviennent. Pour le démontrer, on soumet des volontaires à des séquences différentes montrant deux versions d'une même histoire. L'une présentant des scènes "neutres", l'autre des séquences dramatiques, sanglantes ou angoissantes. A une partie des volontaires on administre une substance qui inhibe les effets de l'adrénaline et de la noradrénaline, hormones naturelles du stress. Un mois après, on soumet les volontaires à un questionnaire détaillé pour tester leur mémoire. Résultat surprenant : l'émotion renforce la mémoire. Le groupe traité retient surtout des détails neutres alors que l'autre se souvient beaucoup mieux de toutes les séquences dramatiques.
Cette propriété biologique apparaît comme une des conditions de la survie du monde animal. Un être vivant aura de meilleures chances de survie s'il se souvient des situations dangereuses auxquelles il a été confronté. Il semble que certaines formes d'émissions télévisées aient progressivement construit leur audience (et leur audimat) sur une telle propriété. Une boucle de renforcement s'est amorcée entre rédactions et public, conduisant à une surenchère émotionnelle. La charge affective des images se trouve ainsi utilisée pour renforcer la rétention d'une succession de séquences dramatiques et semblables, qui risqueraient d'induire la monotonie et donc le désintérêt des téléspectateurs. Les bonnes nouvelles sont moins facilement mémorisées que les mauvaises. "Good news is no news" disait déjà Marshall MacLuhan, qui n'avait pas eu connaissance de ces expériences biologiques.

Est-ce que la prospective à très long terme que vous pratiquez n'est pas plus facile que les prévisions à court ou moyen terme ?

Pour décrire des futurs possibles il existe plusieurs méthodes. Chacune à fait ses preuves. En dosant, en un savant cocktail, quelques uns de leurs ingrédients, les prospectivistes et futurologues nous aident à inventer l'avenir. Certains se sont construit une réputation internationale, sans avoir d'ailleurs été à l'abri d'erreurs. Herman Kahn, John Naisbitt, Alvin Tofler, Faith Popcorn aux Etats-Unis. En France, Jacques Lesourne, Thierry Gaudin ou Hugues de Jouvenel utilisent chacun leur méthode. Ce qui m'importe est la convergence de tendances lourdes et leur fusion au cours du prochain millénaire. Il s'agit d'une démarche que l'on pourrait qualifier de rétroprospective : construire un scénario du futur pour mieux trier dans le présent les faits porteurs de cet avenir. J'utilise cette méthode prospective depuis plusieurs années pour tenter de déchiffrer les courants qui façonnent notre avenir. Elle est à la base de mon livre.


Dans la ligne de vos propositions pour l'avenir vous suggérez de remplacer gouvernement par gouvernance ?

La grande transition qui se dessine et que la crise du politique met à jour, est un transfert de pouvoir entre gouvernement et gouvernance. Ce terme signifie le cogestion adaptative et en réseau de toutes les actions de gouvernement, ou encore l'aptitude des appareils gouvernants à assurer le contrôle, la conduite et l'orientation des populations qu'ils encadrent. La gouvernance conduit à la répartition des pouvoirs entre gouvernements politiques des états, concentrés sur des domaines définis, et l'ensemble des organisations humaines coopérant à différents niveaux dans les grands secteurs de la vie publique. L'autorité hiérarchique centralisée agissant ainsi en complémentarité avec des réseaux de niveaux de gouvernances interdépendants. Les personnes les plus proches des problèmes peuvent les traiter avec leur connaissance de proximité tandis que les grandes orientations restent définies de manière centralisée pour préserver l'intérêt collectif, la démarche de la base rejoignant ainsi les nécessaires orientations et réglementations venant du sommet. A méditer pour la politique de l'avenir...

Etes-vous optimiste ou pessimiste pour l'avenir ?

Je ne suis certainement pas un optimiste naïf qui pense que tout va s'arranger ou que les technologies vont régler les grands problèmes de la société ! Je suis plutôt un optimisme angoissé. J'ai foi en l'homme, mais je suis frappé par le scepticisme des jeunes générations face à l'avenir et par leurs craintes sur l'évolution du monde. L'image que nous en recevons est celle de sociétés en ruptures, violentes et fragmentées. Je voudrais montrer qu'il y a des raisons d'espérer. Que l'on peut s'unir pour construire un monde dont on commence seulement aujourd'hui à comprendre scientifiquement les différentes formes d'évolutions. La science, la politique, la religion et la philosophie ne sont plus totalement séparées ni cloisonnées. Il y a place pour toutes les convictions et pour l'exercice de toutes formes de responsabilités.