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Inventons une cyberdémocratie pour accompagner la civilisation du numérique

Article de Joël de Rosnay et d'Anne-Sophie Novel publié par Le Monde - 3 Juin 2013

Comment changer d'ère et préparer l'avenir quand tout semble morose et compliqué ? Quand les structures sociétales, complexes, semblent organisées pour résister au changement, dignes du phénomène, bien connu en biologie, qu'est l'homéostasie (du grec homeos, "même", et stasis, "état de rester") ? N'est-il pas temps de changer de paradigme pour épouser enfin le monde d'après ? La société informationnelle qui s'installe depuis l'avènement d'Internet en 1995 bouscule nos sociétés industrialisées.

Les indicateurs économiques, sociaux et environnementaux si redoutés lors du Sommet de la Terre de Rio (1992) sont maintenant dépassés. Comme le dit Michel Serres : " Ce n'est pas une crise, c'est un changement de monde." Force est de constater que nous sommes déjà dans le mur, et que nous devons nous en extirper. Pour survivre, nos organisations doivent évoluer : Etats, villes, entreprises, universités, syndicats, associations sont condamnés à sortir de l'homéostasie pour s'adapter, se fluidifier, s'horizontaliser. Le pouvoir pyramidal doit laisser place à des organisations plus transversales. Ces mutations sont déjà en marche : il suffit désormais de les saisir et de les accompagner pour en amplifier la résonance.

Sur le plan sociétal et politique, l'émergence de l'intelligence collaborative offre l'opportunité d'équilibrer la société plus efficacement : en trouvant un compromis entre la régulation par le haut et la cocréation par le bas. Dans ce nouveau contexte participatif et contributif, il est nécessaire de réfléchir aux relations entre les citoyens et l'Etat, pour inventer une cyberdémocratie et engager un dialogue sincère entre le politique et le citoyen. Nous sommes à l'aube d'un véritable contre-pouvoir.

Mais comment mettre à jour un système rigide ? L'écosystème numérique dans lequel nous évoluons nous change autant que nous le modifions. Nous sommes devenus des femmes et des hommes "augmentés". Mais sommes-nous plus heureux ou plus sages pour autant, dans le "lifestreaming", ce temps réel du nouvel Internet ? En surfant la vie avec les réseaux sociaux, les SMS, le mur de Facebook, ou les fils Twitter, sommes-nous conscients de construire une communauté, ou sommes-nous "seuls ensemble", comme le décrit dans son livre Alone Together la sociologue du MIT Sherry Turkle ?

Les plus jeunes n'ont connu que la connexion à des réseaux virtuels. Aujourd'hui, ils lancent des services corévolutionnaires et appliquent au réel les logiques du Web : connectés et souvent sensibilisés aux enjeux de la planète, ils conçoivent, pour certains, leur quotidien dans une optique de partage.

Mobilité, éducation, travail, équipement, alimentation, autant de secteurs où ils prouvent qu'on peut optimiser ce qui est trop souvent inutilisé. Ils défendent l'usage avant la propriété, s'identifient à de multiples communautés et utilisent l'intelligence connective et collaborative pour donner du sens à leur vie individuelle et communautaire. Une approche qui privilégie la pratique solidaire de l'intelligence collective à l'exercice solitaire du pouvoir électif.

L'entreprise doit comprendre et accompagner ce changement, prendre autant soin des hommes qu'elle emploie que de sa prospérité, tout en maintenant son image, sa marque, et l'ensemble des relations avec ses parties prenantes. Plus transparente, plus responsable, elle doit également être plus à l'écoute et se libérer pour devenir cocréative et véritablement assurer sa continuité dans le changement.

Les politiques doivent aussi accompagner ces mutations. Plutôt que de promettre, en vain, "le changement sans risque" ou "la rupture", pourquoi ne pas reconnaître que leur temps décisionnel échoue parfois à s'enrichir des apports issus d'une complexité qu'ils ne maîtrisent pas toujours, faute d'outils ? L'analyse, l'approche séquentielle et linéaire propre à nos raisonnements cartésiens, reste ouverte aux futurs souhaitables qui se dessinent aujourd'hui.

Est-il possible de changer d'ère dans un tel contexte ? Les Français sont familiers d'une méthode, radicale : la révolution. Au-delà d'un certain seuil de frustration, d'exaspération, d'indignation, le système éclate et entraîne des changements brutaux. Sans aller jusqu'à de tels extrêmes, les périodes de crise facilitent l'acceptation sociétale des grandes réformes. On dit les Français réfractaires au changement ; et s'ils étaient, au contraire, prêts à changer ?

Pour désirer l'avenir, il est nécessaire de le comprendre et d'accepter que le changement sans risque n'existe pas. Comme un cristal qui fond ou se brise, et donc bouleverse sa structure, nos organisations ou systèmes politiques doivent être capables de se réformer de l'intérieur et en profondeur, au-delà des habitudes et des avantages acquis. En ce sens, il faut s'inspirer de la NetGen (Génération Internet), qui pratique le "lifestreaming", le "flow". Cette génération accepte l'instabilité dynamique (comme le surfeur sur la vague), le passage d'une situation à l'autre, le zapping des idées, des thèmes, des relations interpersonnelles.

Dans le nouvel Internet, passé, présent et futur sont simultanés. C'est l'ère de l'immédiateté. Ce qui motive cette génération, c'est le temps réel associé à l'IRL (in real life). Pour que les Français changent, il faut les aider à passer d'une relation fondée sur des rapports de force – qui conduit à la concurrence, à la compétition et à l'individualisme – à une situation de rapports de flux, privilégiant l'échange, le partage, la solidarité et l'empathie. Un changement profond qui contribuera à donner plus de sens à la vie.

Joël de Rosnay

Conseiller de la Présidence
Cité des Sciences et de l'Insdustrie – La Villette – Paris – France
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