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Plus le monde se « mondialise », plus il se « tribalise »

Interview de Joël de Rosnay par Florence Belkacem pour VSD le 10 février 2006

Entre les prolétaires du XIXème siècle et les « pronétaires » que vous décrivez dans votre essai, quelles sont les points communs et les différences ?

La grande différence est que les prolétaires ne disposaient pas du contrôle des outils de production de masse réservés aux professionnels. Dans la société du numérique tout change. Les consommateurs peuvent êtres aussi des « consomm-auteurs ». Ils peuvent créer des textes, musiques, vidéos en numérique avec des outils aussi performants que ceux des professionnels. Distribuer leurs produits, et même les vendre sur le Net. Ce qui défie les modes de production et de distribution des industriels traditionnels.

« Pronétaires de tous les pays, unissez-vous », c’est votre slogan ?

Ce n’est pas un slogan, mais plutôt un signal de rassemblement, pour suggérer que la création collaborative et l’intelligence collective sont une possibilité dans un monde encore dominé par la production de masse, la distribution de masse et les mass média.

Vous semblez opposer les méchants « infocapitalistes » aux gentils « pronétaires ». N’est-ce pas un peu simpliste et démagogique ?


Pour être écouté, et discuté, il faut être un peu « provocateur ». C’est mon objectif, car ce sujet est grave et important pour l’avenir. La « lutte des classes » entre pronétaires et info-capitalistes, n’a que de lointaines ressemblances avec la lutte des classes politique et économique du modèle industriel classique décrit par Karl Marx. D’ailleurs, comme je l’explique dans le livre, « l’Empire contre-attaque…puis collabore ! ». Les grands éditeurs et même les « majors » de la vidéo et de la musique, commencent à réaliser qu’ils ont tout intérêt à collaborer avec les pronétaires et les blogueurs. Je ne fais pas partie de ceux qui voient la fin des mass media et la mort des journaux ou des télés traditionnels. J’assiste plutôt à une re-définition de territoires de compétences et à l’émergence de nouveaux modèles économiques.

Les « pronétaires » font-ils encore confiance aux médias traditionnels et aux « mainstream media », aux médias dominants ?

De moins en moins. Pourquoi faire confiance à des médiateurs qui ont leur « ligne éditoriale », un espace limité, pas de commentaires à leurs articles et aucune acceptation de contestation a posteriori de leurs assertions ? Les blogueurs savent aujourd’hui comparer, discuter, commenter, traquer les erreurs. C’est une nouvelle lecture de la presse en ligne, représentée notamment par les journaux dit « citoyens », comme Agoravox.com créé par Carlo Revelli en mai 2005, auquel je contribue et qui compte aujourd’hui 300.000 lecteurs par mois.

A quand le « Grand Soir » des pronétaires ?

Ce n’est pas la peine de l’attendre ! Il est présent tous les jours dans la blogosphère ! Il suffit d’utiliser le moteur de recherche Technorati.com pour suivre en direct ce que disent des centaines de milliers de blogueurs sur tous les sujets possibles. Ils arrivent même à boycotter des produits ou à contrer les discours de grandes personnalités politiques !

Nos démocraties se sont construites avec la liberté de la presse. Aujourd’hui, à trop attaquer les médias traditionnels, ne risque t’on pas de « jeter le bébé avec l’eau du bain » ?

Bien sûr, c’est un risque. La presse traditionnelle doit être absolument préservée. Mais elle doit évoluer. C’est ce qu’ont très bien compris des grands medias comme par exemple Business Week aux Etats-Unis, qui utilise la contribution de blogueurs pour apporter des informations originales, des « stories » fondées sur des informations de « terrain ». Avec l’explosion du nombre de photophones et de mini caméras numériques, des « citoyens reporters » seront présents partout et témoins de grands événements. Aux médias traditionnels de savoir les utiliser au bénéfice de tous en assurant sélection, vérifications, médiation, qui resteront en majeure partie l’apanage de ceux qui ont une « marque », représentent une « référence » et ont la confiance de leurs lecteurs depuis des dizaines d’années.

« Tous des citoyens reporters », ce slogan qui est le vôtre peut paraître démagogique. Et pourquoi pas « tous des écrivains » et « tous des cinéastes » ?

Justement ! Pourquoi pas ? Les consommateurs passifs deviennent aussi, pour ceux qui le souhaitent ou le peuvent, des « consomm-auteurs » Des talents existent. La communication transversale (tous vers tous) et la comparaison les fait émerger. Sauf qu’aujourd’hui encore, pour être publié, édité, diffusé, vu à la télé, il faut passer par des comités de sélection favorisant les talents déjà confirmés. On continue à nous imposer des vieilles vedettes du show biz qui génèrent à coup de pub massive (et abusive) sur les grandes chaînes, des revenus considérables pour les « majors » et les auteurs, et très peu de jeunes talents. C’est pourquoi nombre d’entre eux se font connaître directement sur le Net, notamment grâce à la licence gratuite « creative commons ». Les industriels et les politiques n’ont pas compris que les modèles économiques sont en train de changer. Mon « équation » qui décrit ces modèles a fait le tour de la blogosphère : flux + buzz = bizz (business). On peut gagner de l’argent par la gratuité ! Il suffit d’attirer les internautes sur un site « fun » et gratuit, et leur vendre des produits ou des services à bas prix. Selon le principe qu’il faut mieux gagner 10 centimes d’euros sur 10 millions de personnes avec une marge de 90% (ce qui fait 900.000 euros), plutôt que 10 euros sur 10.000 personnes avec une marge de 30% au lieux, compte tenus des investissements et des frais de marketing (ce qui ne fera que 30.000 euros de chiffre d’affaire). Les internautes, contents ce ces services personnalisés feront un marketing gratuit : c’est le buzz. Flux + buzz = Bizz !

Dans l’acte d’acheter un journal tous les matins, il y a un acte citoyen. Ne risque t’on pas d’affaiblir notre démocratie avec la vogue du « tout gratuit » fondé en fait sur la publicité ?

Non, je ne pense pas que le fait de payer systématiquement renforce la démocratie ! Les journaux gratuits comme Métro et 20minutes sont passés en tête de toute la presse en Espagne ou en Islande. Leur position se renforce dans toute l’Europe. Je préfère cette forme de publicité qui fait partie ouvertement du modèle économique de ces journaux, à celle, cachée et omniprésente, des grandes chaînes de télévision pour faire la promotion de leurs produits commerciaux dérivés, telles qu’objets, DVD, livres et même films en coproduction qui ont la primeur du JT juste au moment de leur lancement !

Trop d’information tue l’information. A quoi cela sert-il d’être sur-informé ?

Comment dépasser l’indigestion et peut-être la saturation ? Ca c’est un vrai risque que j’appelle « l’infopollution ». On peut s’en protéger mais il faut connaître les méthodes, ce qui n’est pas encore donné à tout le monde. C’est pourquoi nous nous efforçons dans nos livre, sites web (www.derosnay.com ), ou au Carrefour Numérique de la Cité des Sciences, ouvert tous les jours au grand public, de donner à chacun les moyens de pratiquer « une diététique de l’information » pour éviter la boulimie informationnelle, et pour donner du sens à sa vie personnelle ou professionnelle.

N’avez-vous pas tendance à ignorer les risques de manipulation et de désinformation ?

Pas du tout. Ils ont omniprésents dans mon livre. Les blogs sont peut-être parmi les plus grands outils de désinformation jamais inventés, car ils peuvent créer des « bulles » de fausses nouvelles reprises par les « flux RSS » (logiciels qui avertissent automatiquement de la mise à jour des blogs auxquels ont est abonné). D’où une d’amplification incontrôlable. C’est presque pire que la censure totale, pratiquée par certains pays. Des industriels, des associations subversives, des services secrets, savent parfaitement utiliser ce type de désinformation. La vigilance, et surtout la comparaison, la discussion, la vérification des sources, s’imposent donc.

Pour une grande firme internationale, il est beaucoup plus facile de manipuler des millions d’individus que des organisations structurées comme, par exemple, des salles de rédaction, non ?

Bien sûr ! Rien de nouveau sous le soleil ! Elles l’ont toujours fait. Mais la révolte des pronétaires introduits de nouveaux rapports de forces. Les blogs, podcasts, journaux citoyens et bientôt TV en pair à pair (P2P) commencent à dénoncer ce type de manipulations et proposent des moyens pour les contrer.

Pour vous, l’intelligence collective « horizontale » qui se développe sur le net et s’auto-régule est-elle supérieure à l’intelligence collective « verticale » représentée par un journal ou une radio d’information ?

Elles sont complémentaires. Dans mon livre « l’Homme Symbiotique » publié au Seuil en 1995, j’ai longuement décrit l’émergence de formes d’intelligences collectives par suite de l’interconnexion des cerveaux des hommes, des ordinateurs et des réseaux de communication. On ne peut parler de « supériorité » d’une forme d’intelligence par rapport à une autre pour la bonne raison qu’on ne sait pas encore définir ce qu’est vraiment l’intelligence ! D’ailleurs je ne suis pas sûr que l’intelligence « verticale » d’un journal ou d’une radio soit si « intelligente » que cela, car fondée sur un petit nombre d’individus en haut de la pyramide de diffusion.

La société que vous appelez de vos v¦ux me semble fondée sur des « tribus » et des technologies relationnelles ne mettant en contact que ceux qui se ressemblent : les passionnés de groove ou de Harley Davidson par exemple. N’est-ce pas une terrible régression démocratique, si la démocratie consiste à « vivre ensemble quoique différents » ?

Plus le monde sur « mondialise » plus il se « tribalise ». C’est vrai. Mais en même temps la communication transversale fait émerger des communautés, des groupes, des « continents » d’idées, de valeurs partagées. Pour le meilleur ou pour le pire. Justement, la démocratie, comme vous le dites, est de vivre ensemble dans toutes les diversités possibles. Grâce aux technologies relationnelles ceux, regroupés parce qu’ils se ressemblent, en découvrirons d’autres à qui ils ne ressemblent pas. D’où discussion, débats, voir confrontation : les racines de la démocratie.

Aux Etats-Unis, on blogue et on ne vote pas, alors qu’en Europe on vote et on ne blogue pas ou peu. Finalement tout ce discours sur la démocratie virtuelle n’est-il pas qu’un pâle substitut à la démocratie réelle ?

La démocratie virtuelle ne peut en aucun cas remplacer la démocratie réelle. Le contact humain, la confrontation sociétale, l’écoute des autres dans des situations de proximité physique (quartiers, villages, associations, clubs, partis, syndicats, lobbies, confessions religieuses…) n’est pas remplaçable par l’électronique, le haut débit, les blogs ou les SMS ! Le secret de la construction solidaire du futur, se fonde sans doute sur le respect de la complémentarité entre monde réel et monde virtuel, chacun ayant ses avantages mais ne pouvant remplacer l’autre.

Aux Etats-Unis, l’essor des médias citoyens ne se traduit pas par une plus grande participation citoyenne aux élections. N’y a t’il pas un risque que le mouvement participe même à une décrédibilisation accrue des institutions ?

C’est possible. D’où l’importance de réinventer des moyens participatifs fondés sur les nouvelles technologies de la relation pour relancer l’intérêt pour les grandes institutions, fondatrices des équilibres de nos sociétés. Que font justement ces grandes institutions pour écouter et tenir compte de l’immense « feed-back » qui monte des citoyens ? Il n’y aura pas de réelle démocratie participative sans respect pour les grandes institutions, et collaboration dans le cadre de leurs missions fondamentales.

Blogs, vlogs, wikis, RSS, podcasting, P2P… tous ces termes sont du chinois pour 99% de la population. Comment s’y retrouver et comment faire simple ?

En les regroupant comme j’ai tenté de le faire dans mon livre, en les appelant les « médias pronétariens » ou les « médias des masses » : pourquoi expliquer sur le plan technique ce qu’ils sont ? L’important, c’est l’usage qu’on en fait. Se souvient-on du « 802.11 B » ? Eh bien c’était au début le nom de la Wifi ! C’est plus simple comme cela non ? Croyez moi, on s’efforce de trouver des termes mieux adaptés. Mais cela va tellement vite, qu’il y a effectivement un certain décalage. J’ai mis un glossaire très détaillé à la fin de mon livre.

N’y-a-t’il pas un « bug » dans votre raisonnement ? Vous parlez beaucoup de gratuité, d’échange, de collaboration… mais au final ce sont des grands groupes capitalistes qui naissent - Google, E-Bay, Amazon… - encore plus puissants et menaçants que les précédents.

Je n’ai jamais dit que les pronétaires allaient détruire les info-capitalistes ! Les Google, Yahoo, E-bay ou Amazon sont des modèles, certes capitalistes au sens classiques du terme, mais aussi « mutualistes » en quelque sorte. Il y a une complémentarité entre l’intérêt des usagers et les revenus engrangés par ces entreprises. Par exemple Google Earth vous permet de voir gratuitement votre maison du haut du ciel par satellite. Mais grâce à un API (Application Program Interface), vous pouvez modifier leur logiciel pour faire de l’immobilier et vendre des maisons en permettant aux internautes de découvrir dans quel voisinage ils vont habiter. Tout le monde y trouve son compte : l’agence immobilière et Google grâce un faible droit sur la licence de l’API. Idem pour Amazon qui permet aux lecteurs de noter les livres qu’ils ont lu. Je préfère acheter un livre qui a reçu 5 étoiles de milliers de lecteurs que de me fier au même et habituel critique littéraire de mon quotidien favori, avec ses lubies et ses travers !

Vos « pronétaires » ne sont-ils pas les dindons de la farce ? On leur fait croire qu’ils sont libres, qu’ils inventent quelque chose, mais en fait ils enrichissent Google et Microsoft ?

Personne ne leur a dit qu’ils étaient libres ! Ils connaissent mieux que l’acheteur de base d’un supermarché ou d’un téléspectateur passif, qui ils enrichissent. Mais pourquoi pas enrichir des entreprises intelligentes qui apportent de la vraie valeur ajoutée ? Dois-je traverser l’Atlantique à la rame pour exprimer ma liberté, plutôt que « d’enrichir » Air France, AirBus ou même Boeing, qui m’offrent un service irremplaçable ?

Vous-même êtes consultant de grands groupes industriels. N’y a t’il pas confusion des rôles lorsque vous prônez un futur de liberté qui, au final, profitera à quelques milliers d’actionnaires de groupes multimédia ?

Je suis un prospectiviste et un pédagogue. J’explique aux industriels, à mes lecteurs, aux internautes qui visitent mes sites web, qu’il y a des évolutions technologiques qui risquent de déstabiliser nos modèles économiques traditionnels si nous ne tentons pas de les comprendre et de les utiliser dans l’intérêt de l’évolution des hommes et de nos sociétés. Il n’y a aucune confusion de rôle ! La liberté que je prône est une réaction au manque de liberté actuelle face à des groupes puissants qui créent volontairement la rareté (voire la peur de manquer, comme je le décris dans le livre), pour forcer les consommateurs (passifs) à passer par leurs vecteurs limités de diffusion ou de distribution, en réalisant de ce fait des profits disproportionnés avec un partage solidaire des ressources dans une économie plurielle. Et pourquoi « quelques milliers d’actionnaires de grands groupes multimédia » ? On voit proliférer sur le Net des « entreprises unipersonnelles multinationales » ! Voila les dizaines de millions « d’actionnaires » de demain : ceux qui participeront, rémunérés ou non, dans l’intérêt du plus grand nombre, à la création collaborative de logiciels libres, de contenus éducatifs, d’émissions de Télé, de musiques ou de livres. C’est un défi qui vaut la peine d’être tenté, non ?

Un dernier risque des technologies relationnelles sur internet : le flicage de la société. On connaîtra tout de nos activités et de notre vie privée, du matin jusqu’à la nuit. Comment échapper à ce flicage ?

Plus la société se dématérialise plus le risque de la perte de contact humain, de lien social augmente, au même titre que le risque de « traçabilité » des personnes et d’atteinte à la vie privée. Il n’y a pas de réponses standard à cet immense problème. Seulement l’application d’une forme de « principe de précaution numérique ». Il existe des moyens de protection, d’encryptage, de destruction des « spyware » (logiciels espions), des « profilers » ou des « cookies » (outils logiciels qui permettent aux entreprises de cibler leurs clients). Encore faut-il savoir s’en servir. D’où l’importance de la formation et de l’information, comme celle à laquelle nous contribuons dans VSD.

Finalement, le dernier luxe de l’homme moderne ne sera-t-il pas de refuser d’avoir un téléphone portable connecté sur internet ?

Je pense que luxe à venir, face à l’infopollution, au spam, aux virus et aux pirates, sera d’être débranché, déconnecté ! Et cela pour pouvoir se « rebrancher » sélectivement, en fonction de choix, de valeurs, de critères de sélection. C'est-à-dire par l’exercice de sa responsabilité !

Au fait, vous arrive-t-il de débrancher votre téléphone ?

Mon téléphone portable n’est jamais branché en sonnerie directe. Il est toujours en messagerie. Vous pouvez le vérifier auprès de mes correspondants. Mais je rappelle toujours et assez vite. C’est cette confiance avec mes correspondants, collaborateurs ou partenaires qui crée une relation privilégiée, calme, sereine et qui illustre la manière dont j’essaye de gérer mon temps.

Questions / Signes particuliers:
Si vous étiez un mot : « espoir »
Si vous étiez un quotidien : « Agoravox »
Si vous étiez un logiciel : moteur de recherche perso pour archives papier
Si vous étiez un blog : « Pessimisme de l’intelligence – optimisme de la volonté »
Si vous étiez un SMS : « Surf is up ! »

novembre 7, 2016 | Permalink

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